Des nouvelles d’Anne, volontaire “bambou” au Cambodge
Volontaire au Mékong, Anne Gersende Warluzel a été le “Témoin” du numéro 111, du mensuel diocésain “Eglise de Fréjus-Toulon” d’octobre 2007. Voici quelques lignes écrites depuis le Cambodge dans lesquelles elle décrit son quotidien.
Cela fait quatre mois que j’ai quitté Phnom Penh, ses klaxons et ses pots d’échappement, ville de vitesse et anarchique pour rejoindre Banteay Chmar, village du Nord Ouest, aux rizières, buffles et vaches osseuses, où la vie se déroule avec calme et lenteur, comme un seul et unique grand jour blanc. Le travail m’y attendait ainsi qu’une joie éclatante de lumière.
J’ai apprivoisé mon territoire comme un ours sa tanière. L’amour de la vie était au rendez-vous. Il me semble avoir été accueillie ici directement par Dieu, lui me tendant ses mains immenses comme le ciel, moi y courant avec un espoir fou. J’habite une maison empruntant des airs coloniaux, où le regard embrasse une rizière grande comme une promesse. J’habite ici avec Gonzague, grand garçon de 26 ans, qui s’occupe des Soieries du Mékong, projet économique. Il quitte le Cambodge en mars prochain. De temps en temps Xavier vient s’installer quelques jours avant de repartir pour ses missions au fin fond de la brousse, nourri de vers, sauterelles et araignées. Un temple qui a vu 1000 années lui passer devant les frontons est là pour me rappeler la grandeur des temps d’autrefois, presque laissé a l’abandon, au milieu du village, surgissant, impressionnant, au milieu des lianes et des fromagers. Bramha, de ses quatre visages nous regarde d’un œil archaïque ; les Apsaras dansent, le corps souple comme une vague, les gravures des dieux s’enchaînent ainsi que des scènes de bataille interminables. Les flottilles et les sabres s’entremêlent pendant que les divinités à bras multiples tentent de faire régner l’ordre. Ce sont des pages de légendes, de contes, de rêves et d’histoires gravées sur ces murs. Les enfants du village, ravis de s’y promener et de sauter de pierre en pierre, contemplent ces reliefs avec de grands yeux noirs, qui leur inspirent des montagnes d’histoires. Fruits d’un passé mystérieux, mystiques, pour lequel il faut, si l’on veut remonter à sa source, traverser des chemins abracadabrants, des épopées et des pays de contes de fée.
Cette douceur de vivre, et cette simplicité campagnarde cachent une dure réalité de vie. Derrière ces sourires et ces bras tendus, c’est souvent un dos courbé et un front en sueur qui parlent. Travail qui n’épargne pas les enfants. La saison des récoltes est arrivée. Des épouvantails ont été plantés, les rizières jaunissent, le matin on peut entendre les enfants y courir, poussant des cris, tapant sur des boîtes en métal pour chasser les oiseaux qui veulent voler les grains des habitants. Vision idyllique, charme de la nature, paysage comme un spectacle, tout cela s’écroule et me met les larmes aux yeux, quand, ayant cessé de lorgner cette beauté, je suis allée a la rencontre de leurs vies, au cœur de leurs vies, au sein des familles. Les récoltes ne sont pas toujours bonnes, les enfants ne vont pas a l’école pour aider leurs parents, la chaleur frappe comme une menace sur la tête des paysans, et les serpents, agiles et silencieux, peuvent nous faire perdre des vies. Le film, “les gens de la rizière” de Ritthy Pan, réalisateur cambodgien, exprime les problèmes et les potentielles tragédies d’ici avec un concret frappant. Vieux film, mais depuis, rien n’a bougé. Et pour couronner le tout, il y a eu le passage de ces Khmers Rouges qui a laissé sur le dos de chacun un poids lourd comme le monde. Après quatre mois à Banteay Chmar, j’ai apprivoisé quelques personnes et me suis laissée apprivoiser. Les gens sont de plus en plus confiants et me livrent leurs histoires. Témoignages poignants. J’aurais beau lire tous les livres du monde sur ce massacre, ça ne sera jamais comparable à ces discussions le long des chemins terreux ou sur la terrasse le soir, avec Peheap, par exemple, le garde de nuit, petit homme aux yeux pétillants qui a derrière lui une vie à faire pleurer les pierres.
Nous avons eu une semaine de vacances, fête de Piun Ben, la fête des morts. Nous partons à moto avec pour but Prehavir. Vieux temple dans le Nord, collé à la frontière thaïlandaise. La première nuit, nous dormons à Along Vegn, lieu de mort de Pol Pot et résidence de Tak Mok surnommé “le boucher”, chez Reth, un ancien Khmer Rouge. Je me demande quelles histoires peuvent bien raconter ses rides ? Mais quand les Khmers parlent de ce passé, c’est en rigolant ou bien ils n’en parlent pas, ou alors il faut bien se connaître. Réaction compréhensive. S’ils se mettaient à en pleurer, le Cambodge ne serait qu’un immense puits de larmes. Plusieurs mots ont disparu du vocabulaire, comme “charité” ou “compassion”, il était même interdit d’apprendre l’alphabet, et toute une génération ayant été lapidée, rien ou très peu a pu être transmis à la génération suivante. Une expression triste ou joyeuse, ne serait-ce qu’infime était une faute grave, il fallait avoir l’air complètement neutre et insensible. Heureusement, le sourire leur est revenu, comme s’ils en avaient été privés trop longtemps, aujourd’hui ils en jouissent tant que dure le jour. Passé trop récent, ils en parleront dans quelques années. Plus je me renseigne sur cette histoire et plus un grand point d’interrogation s’inscrit dans ma tête : comment cela peut-il avoir été possible ? Comment est-il possible d’aller si loin dans la cruauté et le non sens ? Khmers Rouges, des sauvages et des barbares au pouvoir.
Dans la journée nous arrivons à Preha Vir où, en haut d’une montagne, ce vieux temple presque intact est érigé, surplombant la Thaïlande. Cette beauté contraste avec la sinistrose du village qui s’est greffé à ce temple. Ils fêtent Piun ben, fête religieuse, aujourd’hui noyée dans l’alcool. C’est le chaos. Nous assistons à une scène paniquante. Un type saoul au volant d’un 4×4 fonce dans tout le monde : violence et dégoût de l’alcool s’emparent de moi.
Nous repartons dès que possible le lendemain matin, quittant un village glauque et sale, où quelques habitants traînent, encore imprégnés d’alcool de riz, quelques femmes émergent, dont la plupart auront été battues pendant la nuit.
Retour à Banteay Chmar plus rapide, une montagne de travail m’y attend. Beaucoup m’ont demandé concrètement ce que je faisais. Je m’occupe de cinq programmes de parrainages. Cinq villages : Banteay Chmar, Dontea, Tmuor Pouk, Kok Samrong et T’Beng. Dans ces cinq villages sont regroupés des enfants parrainés par Enfants du Mékong. Tous les mois, je leur distribue l’argent des parrains, en bahts thaïlandais. (A toutes ses frontières, le Cambodge utilise la monnaie du pays voisin.)
En tout, j’ai environ 200 enfants dont je dois m’occuper. Toute la semaine je vais de famille en famille avec un petit questionnaire sous le bras. Le but est de prendre des nouvelles des filleuls pour les envoyer aux parrains, faire un petit bilan, voir où le filleul en est scolairement, s’il y a des problèmes dans la famille, comment est sa santé, évaluer si le parrainage est toujours utile, ce qu’en fait la famille, etc. Quelquefois les visites ont pour but de trouver des nouveaux filleuls. Enquêtes sociales.
Pour travailler je ne suis pas seule, j’ai fait un contrat Enfant du Mékong avec un gentil professeur, Krou Try, motivé, qui m’aide beaucoup. Il parle à peine anglais, tout ne se fait presque qu’en Khmer. Chaque jour je fais des progrès, des mots nouveaux, des expressions ; plus les semaines avancent et plus la langue m’est familière. Ce n’est pas un poids, au contraire, être plongée au milieu de la population khmer et de surcroît campagnarde me ravit et m’épanouit avec une force incroyable. Je m’y mets à fond, tous les matins, de 7h à 8h je suis penchée sur des bouquins de khmer, faisant des listes de vocabulaire que je “rabâche”. Dans mes villages, j’ai aussi loué cinq maisons pour des étudiants et lycéens, habitant trop loin pour se rendre en cours. Le niveau scolaire est tellement bas, il y a un énorme travail à faire : les professeurs ne viennent pas en cours, de faux cours du soir sont mis en place pour que les enfants paient mais les professeurs ne viennent pas. J’ai donc choisi cinq professeurs, dignes de confiance, je l’espère, qui donnent des cours privés toute la semaine. J’ai fait des fiches de présence et vérifie toutes les absences, que ce soit des professeurs ou des élèves. J’organise des jeux, mets en place une bibliothèque, distribue des exercices, dois régler des situations d’urgence, endettement dramatique des familles, morts de certains, écroulement des maisons etc. Certains s’accrochent, d’autres arrêtent l’école et rejoignent la rizière. Dans mon travail, il m’arrive d’être découragée et déprimée par ce que je vois, mais la force reprend le dessus. Si je lâche, c’est comme si j’abandonnais les enfants et je ne le veux surtout pas. Je leur donne toute mon énergie, le peu que je sais faire je le fais pour eux.
La saison des pluies s’est terminée il y a peu. Pour cela, il y a eut la fête de l’eau. Course de pirogues autour des douves du temple. Excitation dans tout le village. Fête à n’en plus finir. L’équipe Enfants du Mékong coule deux fois, on a plus nagé que ramé. On repart titubants et trempés, le sourire aux lèvres.
J’ai aussi assisté à un match de boxe qui s’est déroulé dans le village, entre Khmers et Thaïs, je n’en dis pas plus.
Avec Piheap le garde de nuit, avec qui je me suis complément liée d’amitié, nous avons fait un potager (concombres, tomates, salades, pastèques…). Puis, à deux, nous avons construit une petite maison en bois pour accueillir un de mes rêves, couvé depuis longtemps : des chèvres ! Nous sommes partis en collione, tracteur cambodgien, acheter ces fameuses bestioles. Plusieurs heures de routes, beaucoup de temps à négocier, choisir les plus belles. Nous rentrons dans la nuit, les chèvres cachées sous de gros sacs de chanvre. On pourrait se faire attaquer pour les voler. De plus, avec une blanche dans la machine, j’attire l’attention, (je suis source de dollars et pourrais attirer des ennuis). Solution ? Je suis cachée avec les chèvres,
Merci à tous ceux qui soutiennent ma mission, je prie pour vous ! Ecrivez-moi et excusez-moi si j’offre de longs silences, mais je n’ai pas Internet et pour cela, je dois faire de longs trajets sur des routes cabossées. De même qu’envoyer des lettres est très compliqué par manque de Poste, etc.
Je fais de mon mieux ! Merci encore ! Je vous embrasse.
Publié le 22.01.2008.
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