Père Jean-Pierre Margier

9 janvier 1933 – 14 février 2011


Né en 1933, ordonné prêtre le 16 avril 1961 à St Michel de Marseille, Jean-Pierre Margier est décédé dans la nuit du 13 au 14 février 2011.

Avec sa famille et ses nombreux amis de la cité Berthe et de La Seyne, nous lui
avons rendu hommage et nous avons rendu grâce pour sa vie le jeudi 17 février à 14h30
en l’église Notre Dame du Bon Voyage, 9 rue Martini, au centre-ville de La Seyne.


Servir l’Evangile selon Jean-Pierre Margier

Servir l’Evangile à la manière des prêtres-ouvriers.

Le 17 février 2011, l’Eglise Notre Dame de La Seyne-sur-Mer (Var) est comble, tout un peuple qu’on ne voit pas habituellement dans nos églises se presse pour dire un dernier adieu à notre ami Jean-Pierre MARGIER, prêtre-ouvrier depuis près de quarante ans sur le coin ; il vient de nous quitter ; d’où sortent-ils donc tous ces gens qui semblent avoir été profondément marqués par leur compagnonnage avec Jean-Pierre ? Certains se disent « incroyants » mais les mots qu’ils emploient pour parler de Jean-Pierre témoignent bien de ce que Jean-Pierre n’est pas resté « invisible » pour eux – comme on le dit parfois des « prêtres-ouvriers » – : non seulement ils ont été marqués, mais sans doute ont-ils été enseignés, évangélisés par toute une vie à ses côtés ; les voilà, en effet, qu’ils se mettent à parler les mêmes mots que lui : « Nazareth, dit l’un d’eux, c’est l’indicatif de Jésus, c’est par là que tout commence, c’est là qu’il faut être et c’est ainsi que Jean-Pierre a voulu vivre : c’est dans la pauvreté d’un peuple que Dieu veut s’implanter, cette « populace dont il ne peut rien sortir de bon » (Jean 7, 49). « Je vis à Berthe, écrivait Jean-Pierre, à la manière de Jésus à Nazareth. On demeure Nazaréen par un amour lucide qui sait pourquoi il reste là. Nazareth, c’est le temps de l’être avec, c’est le temps de l’ordinaire de Dieu parmi les Hommes, le temps de l’apprivoisement ; comme le dit Irénée : « Dieu se fit homme pour s’habituer à vivre avec nous ». L’esprit nazaréen m’incite à renouveler mon engagement auprès de cette population seynoise qui m’est devenue chère : Garder la fidélité aux idéaux de la solidarité humaine reçue dans la dure réalité ouvrière, poursuivre l’accompagnement attentionné des locataires et le compagnonnage des chômeurs et des précaires »

A la manière du Nazaréen.

Pour Jean-Pierre, l’incarnation était le premier impératif pour se mettre à la suite de Jésus et être signe de son Evangile ; aujourd’hui, tous le reconnaissent : c’est à la façon de cet Evangile qui nous rend proche et solidaire que Jean-Pierre a vécu au milieu d’eux : « en nous mystérieusement, l’intuition fondamentale des Prêtres-Ouvriers a fait son chemin : le partage de la vie et de la condition ouvrière avec son évolution, ses incertitudes de femme et d’homme en butte à une économie libérale inhospitalière et inhumaine pour les plus démunis et les plus faibles, ce partage est devenu le signe le mieux donné aux hommes pour leur dire que Dieu les aime et qu’Il va au-devant de ceux qui pratiquent la justice » (Isaïe 64,4). « La conscience que les travailleurs ont de leur condition crée le mouvement, la vie, l’arbre, la forêt. Cette conscience vient de loin et pousse loin, filon d’humanité qui se nourrit pour marcher et vivre sans tuteur ni Messie. On ne partage pas la vie ouvrière, même quelques années, sans en être marqué. » « Pour qu’une chose soit vraie, dit Christian Bobin, il faut qu’en plus d’être vraie, elle entre dans notre vie ». Une autre façon de reconnaître comme Jean Sulivan : « il y a des choses de la vie, de la foi, qu’on ne peut comprendre que si on est blessé, atteint dans son être profond ».
Toute l’existence de Jean-Pierre, tout son parcours de croyant trouve son origine dans une vraie « blessure » d’homme : au côté de tout un peuple de travailleurs des Chantiers Navals de la Seyne, il a été profondément affecté et blessé de voir cette entreprise se démanteler progressivement et laisser tant d’hommes et de familles sur le carreau ; dans la révolte et la colère devant ce gâchis humain, il s’est engagé totalement aux côtés des travailleurs des Chantiers pour essayer de sauver cette entreprise qui avait fondé la Ville et qui la faisait vivre ; « cette marque-là m’est restée comme une brûlure d’autant plus profonde qu’avec tous les travailleurs du Chantier, j’ai vécu l’épreuve d’une lutte inégale. « Qui nous roulera la pierre ? Elle est fort grande » ; pierre d’une économie libérale métallique comme la pièce de l’argent, inhumaine comme la jungle. « La vie, c’est l’espoir, l’espoir c’est la lutte » mais comment lutter à mains nues de licenciés, de convertis, de préretraités à 53 ans ? Aujourd’hui, le site des Chantiers est rasé. Cette épreuve collective de la désespérance m’a fait mesurer deux choses : – l’expérience de la mort n’est pas une maladie – l’espérance sort toujours d’un désespoir surmonté » ; plus tard, il dira : « tout ce que j’ai acquis dans cette lutte du monde ouvrier, je me dois maintenant de le reverser, et de le mettre au service du peuple de Berthe », cette grande cité en périphérie nord de La Seyne-sur-Mer où il habitait et à laquelle il a consacré toute sa vie et toute son énergie après sa cessation d’activité suite à la fermeture des Chantiers.

La chaleur de l’humain pour révéler le Dieu-Amour.

Son métier de tuyauteur durant le temps qu’il travailla aux Chantiers lui avait appris bien des choses de l’Evangile : « il faut beaucoup de chaleur pour tordre ou souder un tuyau ; cette chaleur m’a été requise pour rentrer aux Chantiers. La chaleur d’un chalumeau oxyacétylénique, baguette de la soudure électrique, arc de la torche à l’Argon est un art que l’on acquiert peu à peu avec toujours le métal d’apport homogène ; créer un bain de métal en fusion à la température adaptée pour faire progresser la soudure sur la forme cylindrique d’un tuyau même « en position » sont autant de gestes coordonnés et de réglages qui nécessitent un bon apprentissage. Désormais pour moi la chaleur et le métal d’apport restent l’image même de l’effort évangélique : pour révéler le feu de l’Amour de Dieu aux hommes, il faut la chaleur de mon cœur et l’apport de mon humanité ; pour révéler l’Amour à l’humain, il faut de l’humain ; cette humanité doit être la plus homogène possible avec les hommes qui m’entourent sinon ça ne soude plus, ça colle et si ça colle, ça casse. Cette chaleur-là nous est donnée dans le ministère sacerdotal et le métal d’apport c’est notre vie humaine à donner. C’est ainsi en tout cas que je vis au milieu de la population de La Seyne. Avant moi, il y a des témoins qui m’ont rappelé qu’ « on ne peut pas vivre une vie d’Evangile réaliste et concrète dans une Eglise faite d’abstraction ». Sans l’Eglise, « le Christ s’évapore, s’émiette et s’annule », écrit Madeleine Delbrel. Mais sans la vie des hommes partagée, dans ses blessures, ses tourments, ses besoins et ses affections, sans notre vie donnée aux autres, l’Evangile n’a plus le goût de Dieu ; « je n’ai que des choses humaines pour dire Dieu et son amour pour les hommes » disait Jean-Pierre ; « Semez de l’humain, disait Irénée, il en ressortira du divin » ; c’est ce que j’ai essayé de vivre tant bien que mal ».
Même dans les luttes ouvrières les plus âpres et les plus dures que Jean-Pierre a connues avec la fermeture des Chantiers, un minimum d’humain et de tendresse, un minimum de respect et de dignité semble requis pour que l’espérance d’un avenir puisse s’entrevoir et la vie refleurir : « L’Espérance est à demander et à recevoir gratuitement de ceux et celles en qui nous sommes enracinés à l’épreuve du temps ; à l’intérieur du mouvement syndical, il y a des gestes à vivre qui ne sont pas de la pure logique syndicale mais qui tissent une fraternité ; parce que ces luttes sans fin nous fragilisent, nous opposent et nous divisent, l’affection est essentielle à la vie ; nous ne cherchons pas l’espérance pour nous-mêmes ; nous cherchons à nous donner mutuellement une confiance profonde, en accueillant les paroles de ceux qui nous aiment ».

Accomplir la Justice.

Cet ancrage de Jean-Pierre parmi les travailleurs des Chantiers et tout ce qui se débat dans leurs têtes, forgent ses convictions : « si notre foi en Jésus n’est pas une idée de plus, si elle est bien ce qu’elle doit être : l’attachement au Fils de l’Homme, envoyé par Dieu pour dire aux hommes qu’ils sont des fils et des Frères, et que leur devenir est dans leurs mains autant pour le confectionner que pour le recevoir comme un cadeau du Père, alors , oui, nous pouvons débattre, partager la confection d’un demain qui n’oublie pas l’Aujourd’hui, d’une justice qui n’oublie pas l’injustice de maintenant. Notre foi ne risque rien d’être très charnelle, très païenne (dirait Péguy). Désormais, il n’y a plus d’alternative entre Evangélisation et Humanisation, puisque Dieu a fait Lui-même le chemin du « faire pour savoir » en nous envoyant son Fils dans notre Humanité. « Lui, qui est de condition divine, s’est dépouillé, prenant la condition de Serviteur, devenant semblable aux hommes, et, par son aspect, il était reconnu comme un Homme » (Phil. 2, 6-7). Il n’y a pas d’évangélisation possible, de découverte de Jésus-Christ, s’il n’y a pas d’abord effort d’humanisation. L’humanisation est déjà évangélisation, bonne nouvelle. « Le combat pour la justice et la promotion de la dignité humaine demeure constitutif de la prédication de l’Evangile » (Synode 74) ; « et ce combat n’est nullement un alibi qui nous rendrait aveugles et paralytiques : s’il faut éteindre les feux de la faim, il faut aussi contribuer à la prise de conscience des mécanismes économiques qui la provoquent ».
« La Justice lorsqu’elle devient colère violente des travailleurs devant la casse de leur outil, lorsqu’elle devient douleur parce que la Princesse Solidarité s’est prostituée, lorsqu’elle devient souffrance devant une vie qui sombre dans la nuit, la Justice réapparaît comme le visage lumineux de Dieu dans la nuit des hommes. Au cœur de l’histoire des hommes, la Justice est un cri, une force, une lumière ; la Justice, comme la Lumière, n’efface pas l’ombre, elle lui donne du relief. La Justice, comme la proclamation, depuis les premiers prophètes, que si Dieu est Dieu, les hommes ne peuvent plus être des idolâtres : des fils ou des frères seulement ; « ne me retiens pas, dit Jésus ressuscité à Marie-Madeleine, mais va trouver mes frères », c’est leur vie fraternelle et solidaire qui m’importe, c’est là que Tu me trouveras ; la Justice, c’est elle qui préside au jugement dernier qui est le livre de la révélation de l’Amour du Ressuscité pour les plus abîmés de nos sœurs et frères seynois. Pour moi, la justice est l’autre nom de l’Espérance : « Ce que Dieu réclame de toi : rien d’autre que d’accomplir la Justice, aimer avec tendresse et marcher humblement devant ton Dieu » (Michée 6,8) ; passage obligé pour l’Eglise qui ne peut en même temps être dans l’eau qui bout et sur le couvercle qui enferme ! Rude épreuve pour toute conscience chrétienne ! ».
« L’Espérance est à l’épreuve, elle est liée au désespoir comme son interface : elle est devenue pour moi le désespoir surmonté, et seule la place du petit possible devient l’endroit où je peux encore la crier, la vivre et si possible la transmettre. Le plus petit des possibles est pour moi l’enjeu des efforts les plus violents. Dans le maquis de béton de la ZUP de Berthe, je m’y emploie sans artifice et à mains nues. L’Espérance chrétienne est du vent si elle n’est pas habitée par des espoirs humains concrets, mêmes petits. « L’heure la plus sombre est celle qui vient juste avant l’aurore », mais que cette heure est longue ! » L’espérance dont parle Jean-Pierre fait penser de bien des manières à « l’attente » dont parlait déjà Teilhard de Chardin : « Le surnaturel est un ferment, une âme, non un organisme complet. Il vient transformer « la nature » ; mais il ne saurait se passer de la matière (le « métal d’apport » de mon humanité, dirait Jean-Pierre) que celle-ci lui présente. L’attente du Ciel ne saurait vivre que si elle est incarnée ; le Christ est venu mais il reste encore à venir et tout notre travail, c’est de préparer ses chemins, d’inscrire dans notre histoire cette nouveauté et cette proximité du Royaume ; le Seigneur Jésus ne viendra vite que si nous l’attendons beaucoup ».

L’humain, notre pain quotidien.

Et Jean-Pierre de chercher toujours plus à rejoindre et à accueillir cette « matière » humaine pour l’ensemencer du ferment divin : « La vie des travailleurs d’aujourd’hui est tellement incertaine et précaire que notre ministère est couvert par bien des cris humains qui deviennent les nôtres et sont notre pain quotidien que nous offrons à la manière de « l’officiant de Jésus-Christ auprès des païens, consacrés au ministère de l’Evangile de Dieu, afin que les païens deviennent une offrande » (Rom. 15,16) « Le pain que nous amenons à nos eucharisties est fait de vie quotidienne lourde et pesante ; ces humanités abimées, éclatées, ces vies partagées ont une dimension sacrée et sont la chair et le sang de nos eucharisties ; c’est tout l’humain, le charnel de ma vie à Berthe que j’apporte les mains ouvertes devant un tabernacle habité par celui qui a passé 30 ans à Nazareth ; c’est le pain quotidien de chair et de ferraille, pain des métallos, tuyauteries en tous genres, pain des chômeurs, intérimaires et précaires ; c’est le pain des locataires « obligés » des tours et coursives en béton de nos cités « en ZUP » ; le pain d’hommes et de femmes habitués aux coups durs, le pain des militants du refus de l’injustice et du mépris, et du sommeil dans le sable où il est si bon de plonger la tête. Ce pain-là est frais et appétissant comme la solidarité et l’amitié en terme d’amour ; il est dur et récalcitrant comme la lassitude du « on n’y pourra jamais rien ». Ce pain-là pourra-t-il entrer « en Eucharistie » ? C’est ainsi que Jean-Pierre se voit « Prêtre pour le pain quotidien ; serviteur d’hommes et de femmes à l’appétit ouvert pour ce pain de demain nourrissant leur aujourd’hui, ma tâche au milieu d’eux est de discerner « le corps du Christ » à la manière de Paul aux Corinthiens (1Cor, 11,29) ; modestement mais avec constance, le partage des évènements quotidiens de la vie de travail et de proximité devient le lieu eucharistique où notre ministère s’exerce par la disposition au dépouillement de soi-même à la manière de Paul aux Corinthiens : « nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus afin que la vie soit aussi manifestée en notre corps » (2 Cor. 4,7).
Permettre à l’invisible de se manifester.
Mais tout ce travail de discernement ne peut se concevoir que dans la Foi et dans l’invisible de l’Esprit au travail dans le cœur des hommes : « comme l’iceberg, ce qui est immergé n’apparaît pas et permet pourtant à ce qui est invisible mais grand et réel, de se manifester pour la lumière des hommes. Connaissance, discernement, issus de cette pratique de l’Eucharistie sont les lieux habituels de nos partages, de nos prières, bref de notre théologie entre prêtres-ouvriers ; cette intelligence du réel à la recherche de la Foi dans l’Incarnation de Jésus, continue de nous tenir en éveil ». « Devant un tel service, les mots nous manquent parfois ; le langage de la vie partagée est souvent notre seule parole ». « Au milieu de mes activités dans le Nazareth de Berthe, je m’avance pour demeurer aux ‘Affaires ‘du Dieu de Jésus là où il m’a posé il y a 35 ans ». On le voit : pour Jean-Pierre, être aux « affaires de Dieu », ce n’est rien d’autre qu’être aux affaires de l’Homme, de sa vie, de ses besoins, de sa dignité ; « Dieu, c’est le plus humain de l’Homme. A l’amour entre nous, Dieu ne s’ajoute pas : il s’y manifeste » (M. Bellet).
Dans un autre texte, Jean-Pierre précise comment cette condition de travailleurs a transformé notre regard et notre façon de concevoir le ministère : « La condition ouvrière a fait de nous, des « militants suspects » de causes humaines qui paraissent partisanes. Si les hommes avec qui nous vivons nous ont appelés, nous savons que nous n’avons pas embauché Jésus à notre service : c’est Lui que nous servons. Au risque de paraître « ringard » et avec l’exigence d’analyser les dérives possibles de nos engagements humains, nous redisons que nous laissons aux choses humaines leur épaisseur afin de découvrir le point de partage où ce qui est des hommes rejoint ce qui est de Dieu ; ce joint est le lieu d’où nous parlons ! L’Evangile de Jésus ne nous y laisse jamais en paix. La vie et la rumination des Prêtres-Ouvriers sont au service de cette articulation appelée aussi première annonce ». Il rejoint là l’expérience de D. Bonhoeffer : « Je continue d’apprendre que c’est en vivant pleinement la vie terrestre qu’on parvient à croire, en vivant réellement dans le monde sans Dieu, sans essayer de camoufler religieusement l’état de ce monde ; quand on a renoncé complètement à devenir quelqu’un – un saint, un pécheur converti, un homme d’Eglise …- quand on s’efforce d’être simplement un humain parmi les autres humains, afin de vivre dans la multitude des tâches, des questions, des succès et des insuccès, des expériences et des perplexités, alors on se met pleinement entre les mains de Dieu, on prend au sérieux non ses propres souffrances, mais celles de Dieu dans le monde, on veille avec le Christ à Gethsémani ».
Et Jean-Pierre de se demander pourquoi l’Eglise est si frileuse et si distante devant cette manière de vivre le ministère : « L’Eglise a accumulé tant de bagages (vérité à défendre, tradition à maintenir, morale à conserver) qu’il lui est toujours difficile de se risquer à rentrer dans cette articulation de l’Humain et du Divin ; c’est pourtant son rôle. D’où un sentiment chez moi toujours présent, de passion pour elle : dans les deux sens du terme : attachement et souffrance. « L’appartement témoin » au milieu d’un grand chantier de construction qu’elle devrait être, est difficilement atteignable et visitable. C’est dommage et je souffre toujours de ce décalage entre sa parole officielle et ses actes ». Dans cette façon de servir l’Evangile, l’Eglise paraît craindre – comme elle le dit – un « passage au monde » où se perdrait ce qui fait le tranchant, le propre, le nécessaire de la foi en Jésus-Christ, l’Eglise forte et sûre d’elle-même. En vérité, comme dit M. Bellet : « tout ce qui, de la religion chrétienne, ne prend pas force et signification dans la grande œuvre humaine apparaît au mieux comme une survivance qu’on peut respecter, au pis comme une prétention intolérable. Mais le feu de l’Evangile est éteint ». En vérité, il n’est pas d’autre lieu de Dieu, que le Lieu de l’Humanité, le lieu où les Hommes s’efforcent d’être entre eux comme des humains, de recréer des liens, de retisser le « Corps de Dieu » ; le lieu du combat évangélique, c’est le lieu de Dieu où les hommes s’efforcent de naître à leur humanité, plus forts que tout ce qui tente de les séparer, de les atteindre ou de les détruire comme humains. « La communion ecclésiale est à l’épreuve dans ces luttes humaines ; nos églises locales tendent à se rétrécir sur des frontières humaines très précises, alors que nous vivons dans une mosaïque raciale, culturelle et idéologique. Je continue à penser, à vivre et à aimer une Eglise qui n’existe que pour ceux qui n’en sont pas. Tout un monde est en dehors de l’Eglise. Les petits de ce monde deviennent pour nous indicatifs de l’Evangile. Quand les affrontements nous sont imposés, que devient la communion ecclésiale ? Elle n’existe que là où elle est offerte gratuitement ; l’Eglise n’est l’Eglise que là où elle est ouverte et accueillante aux autres ».

Le trésor de l’Evangile en nos vases d’argile.

Pour vivre ce service de l’Evangile, « je n’ai, disait encore Jean-Pierre, qu’à ouvrir les mains, le cœur pour accueillir et recevoir sans préjugé, sans préalable, la vie quotidienne de tant de travailleurs. L’intérêt suscité par ma démarche ne m’appartient pas. Jamais clandestin, « marié avec l’Hostie », ne refusant pas de m’arrêter en chemin pour un baptême, un mariage ou un enterrement, essayant d’imiter Philippe sur la route de Gaza. Ainsi j’expérimente dans la durée « le Trésor de l’Evangile en nos vases d’argile » et l’exigence de fondation apostolique qui consiste, entre autres qualités, à ne pas avoir besoin de succès pour vivre l’Evangile de Jésus dans la condition banale des travailleurs ». Il est vrai que vivre ainsi l’Evangile, nous met en situation périlleuse : « A la manière d’Elie ou de Jonas, j’expérimente cet attachement risqué à Quelqu’un qui m’a déposé depuis 25 ans à La Seyne. La Mission à la manière du « Bendji » (se jeter dans le vide mais raccroché et rattrapé par un élastique), la Mission qui envoie Dieu seul sait où dans les choses humaines et vous ramène à la source par une force élastique : envoi risqué dans l’épaisseur d’une population à la condition ouvrière rude … et retour appuyé à l’attache de l’Evangile qui ne peut rester fermé dans la poche. Ne tenir plus rien et pourtant tenir à Lui. « En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est Celui qui nous abandonne (Marc 15, 34) ; le Dieu qui nous laisse vivre dans le monde, sans l’hypothèse de travail Dieu, est Celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement Il est avec nous et nous aide (Mt 8,17) » (D. Bonhoeffer) Le quotidien, comme la manne, devient la nourriture nécessaire. « Comme s’il voyait l’invisible, il tint ferme ». (Heb. 11,27) « Souvenez-vous du Seigneur sur cette terre lointaine » et inhospitalière. Lutte à mort contre la désespérance et le fatalisme meurtrier. « Mon travail a été de soutenir l’espérance de mon peuple. S’il existe une petite étincelle d’espérance, mon devoir est de la nourrir ». (Mgr Romero)

Que la vie soit manifestée en notre corps mortel.

« Les compagnons m’ont appelé à bien des tâches inattendues pour assurer la maintenance des maillons de la vie collective dont ils ont besoin : responsable, je le deviens peu à peu dans l’expérience de mes limites et l’urgence des besoins, et je murmure, à la manière de Paul aux Galates : « tout ce que je vis de vie humaine, je le vis dans la Foi au Fils qui m’a aimé » (Gal. 2,20) «L’évènement de la rencontre avec la population ouvrière seynoise continue à peser sur moi. Qu’y faire ? Le peuple de Berthe , c’est lui qui continue de m’apprendre le cœur de l’Homme, tous ces trésors, tous ces « cadeaux » qui se cachent derrière cette part d’humanité » ; le peuple de Berthe, Jean-Pierre avait appris à l’écouter, à l’aimer ; « le peuple de Berthe, disait Jean-Pierre, c’est là que je dois être, c’est là que Dieu m’a planté et que je me suis enfoui comme le grain de blé … mais maintenant, disait Jean-Pierre, alors qu’il sentait venir sa fin, maintenant d’enfoui, voilà que je deviens déchaussé ; déchaussé comme une vigne dont on découvre le pied parce que le printemps arrive … Qu’est-ce qui reste de cette vigne après le passage de l’hiver ? Il reste le cep de la vigne un peu tordu, le bois de la vigne un peu noué ; et c’est vrai qu’il n’est pas bien beau ce cep de vigne mais combien il est fort et plein de vie, combien il s’est rempli de sève pendant l’hiver pour donner tous ces bourgeons. Au milieu de mes activités dans le Nazareth de Berthe, j’accepte « que Dieu dénude mes facultés, les affections tant spirituelles que sensibles ; il laisse parfois mon intelligence dans l’obscurité, la volonté à sec, la mémoire vide, l’âme en affliction, la privant du sens et du goût qu’elle avait auparavant » (St Jean de la Croix). Ton collègue, me dit un camarade, un ami, un frère à qui je parle de Jésus depuis 20 ans, a été lui aussi tordu sur son bois. C’était pire que nous et il sait ce que nous passons ». Capables de Dieu, ils le sont ces femmes et ces hommes qui parlent ainsi. Dieu le sait. « Le Seigneur est en ce lieu et je ne le savais pas ». (Gen. 28,16) Dieu était en ces hommes et ces femmes maltraités, abimés, humiliés, et je ne le savais pas. (Math. 25) C’est la découverte de ce que nous sommes habités par plus grand que nous, qui fait de nous des témoins de l’Evangile. « Capables de Dieu si je suis capable de rester en communion dans une Eglise pour les hommes, et pas assez des hommes, pour le peuple et pas assez du peuple. »

Tous ceux qui ont pu rendre visite à Jean-Pierre lors de ses derniers jours à la Clinique ont pu vérifier comment son corps était devenu comme ce cep tordu, noué, déchiré par la souffrance, comme le corps du supplicié qu’il était devenu ; « Si la Parole s’est faite chair, disait T. Radcliffe, c’est aussi pour que la chair se fasse parole » ; les bourgeons de la vigne que Jean-Pierre a cultivée, ces bourgeons aujourd’hui, ils continuent de produire du fruit en nous ; les soudures en forme de greffes de l’Humain sur le divin qu’il a réalisées tiennent bon : nous nous découvrons nous aussi « unis en la divinité de Celui qui a pris notre humanité » ; un an après son départ, ses amis sont toujours là pour se souvenir et redire ses paroles ; à la dernière association qu’il avait fondée pour l’insertion des jeunes du quartier, ils ont tenu à se retrouver à nouveau pour lui rendre un dernier hommage : « Jean-Pierre, c’est lui qui m’a construit, c’est lui, encore aujourd’hui, qui donne du sens à ce que j’essaye de vivre avec les autres » ; « c’est nous les fruits de son travail, de son amour ; c’est nous qui devons poursuivre ce travail, qui devons vivre et grandir de cette sève sur laquelle il nous a greffés, en demeurant solidement greffés sur cette vigne, sur ce don qu’il nous a fait » ; en écoutant tous ces témoignages sur ce que Jean-Pierre a produit et révélé en eux, il me semble entendre encore la Samaritaine après sa rencontre avec Jésus : « Venez donc voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait ? Ne serait-ce pas le Christ ? » (Jean 4,29) C’est parce qu’il s’est montré comme un homme d’abord, que le Christ se révèle comme le Fils de Dieu ; Dieu ne se révèle comme Dieu que de s’être mis à l’épreuve de l’humain, à l’épreuve de sa fatigue au puits de Jacob comme à l’épreuve de la fatigue de cette Samaritaine : au bord de son puits, elle apparaît comme une femme épuisée par tout ce qu’elle a vécu et supporté ; elle est fatiguée de tout ce qu’on a essayé de lui faire croire ; à force de courir après tant d’idoles, Dieu lui était devenu étranger ; et la voilà subitement devant un homme qui lui parle différemment des autres ; il lui parle d’elle ; il ne la renvoie pas à sa religion ou à son Dieu, il la renvoie à ce qui l’a épuisée : « Va d’abord chercher ton homme … » D’un coup, Dieu n’est plus une abstraction mais il a partie lié à son amour déçu, à sa soif, à son histoire ; Dieu a le goût de l’humain, de ce qu’elle a cherché toute sa vie ; il a le goût de sa vie ; il a le visage de Quelqu’un qu’elle peut aimer pour de bon ; elle peut lui parler et tout lui dire de ce qu’elle n’osait s’avouer ; quelque chose de cette femme est passé en Lui et tout ce qui la séparait de Lui redevient possible. C’est ainsi qu’en se laissant toucher, atteindre et même changer par l’histoire de cette femme, le Christ a donné à Dieu son visage d’homme, un visage visible et sensible pour les humains ; « En venant vers nous, Dieu s’accomplit Lui-même comme Dieu » (Théobald) ; en se faisant homme parmi les hommes, atteint par l’histoire des hommes, Dieu se révèle comme le Dieu des humains. Dieu n’est Dieu qu’à l’épreuve de l’humain.

La dernière parole ne doit pas précéder l’avant-dernière.

Ce n’est donc pas par hasard si la Révélation de Dieu aux hommes commence d’abord par l’Ancien Testament, et non directement par le Nouveau Testament ; c’est dans l’Ancien Testament que Dieu se lie aux hommes et à leur histoire, qu’il prend le temps de s’apprivoiser avec eux pour acquérir un visage, une sensibilité humaine ; c’est dans l’accompagnement de son peuple choisi que Dieu s’attache à la vie de ce peuple au point qu’il souffre des actions des hommes et peut se sentir « blessé » par elles ; Dieu devient vulnérable, il devient humain ; sa colère est amour blessé, expression de son intérêt pour l’Homme. A travers leurs propres souffrances, les Prophètes de l’Ancien Testament, comme les prêtres-ouvriers, nous révèlent cette souffrance de Dieu pour son peuple : quelque chose des sentiments qui animent Yahvé – colère, Amour, souci, répugnance, indécision …- est passé dans l’esprit et la vie des Prophètes ; précisément, ce qui caractérise la conception de l’Evangélisation chez les Prêtres-Ouvriers, ne serait-ce pas ce caractère antérieur de l’Ancien Testament sur le Nouveau, le caractère prépondérant de l’humain sur le divin, de l’humanisation sur l’Evangélisation ? La Nouvelle Evangélisation paraît croire qu’il serait possible d’annoncer la parole évangélique dans ce qu’elle appelle à vivre le « Bonheur » du Royaume sans plus attendre, l’annoncer sans détour, sans le préalable de la « souffrance » humaine partagée et en dépit de ces souffrances ; « Dieu reste inaccompli, dit Théobald, s’il n’est pas donné au dernier homme d’entendre, lui aussi, le mot « Heureux » ; « Heureux ceux qui lavent leurs robes pour avoir droit à l’arbre de vie » (Apo 22, 14) ; précisément, c’est toujours dans l’épreuve de cette vie que nous entendons le mot « heureux » de l’Evangile ; ce n’est que dans le partage de cette épreuve que ce bonheur peut apparaître comme le fruit attendu d’un combat à la suite du Christ dont nous croyons qu’il a acquis la victoire ; « celui qui veut immédiatement passer au Nouveau Testament n’est pas chrétien, disait Bonhoeffer : le Christ qui s’est révélé être la Parole dernière de Dieu, la Parole définitive, n’efface pas les paroles avant dernières ; la dernière parole ne doit précéder l’avant-dernière. » La Foi ne nous met pas à l’abri du malheur du Monde ; elle ne nous renvoie pas à des « problèmes religieux », à un « sacré » qui nous protègerait, à un « Bonheur » qui nous évaderait des tourments du monde ; la Foi nous renvoie au contraire à ce monde ci, à nos tâches d’hommes : « ce n’est qu’en aimant la vie et la terre, en les aimant assez pour que tout semble fini lorsqu’elles sont perdues, ce n’est qu’en aimant ainsi qu’on a le droit de croire en la Résurrection et à un Monde Nouveau ; c’est seulement quand on admet la colère et la vengeance de Dieu envers ses ennemis comme des réalités valables, que l’on peut pardonner et aimer ses ennemis. Etre chrétien, ne signifie pas être « religieux » d’une certaine manière, devenir un pécheur, un pénitent ou un saint, cela signifie être un Homme ; le Christ crée en nous non un type d’homme, mais l’homme tout court. Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du Monde» (Bonhoeffer). Parlant de l’épreuve qu’il eut à subir et reprenant son expression, Christian Salenson dit à propos de Christian de Chergé : « l’Eschatologie est un « au-delà de la mort », dont il faut bien voir qu’il se donne à vivre « sous le signe du temps » ; la mort en effet n’est pas seulement la mort corporelle au dernier jour ; elle est mort à soi-même ; il s’agit bien de vivre sans quitter le temps présent. Vivre « sous le signe du temps » est aujourd’hui la condition de validité d’un vivre « au-delà de la mort ».

Le Dieu à visage d’Homme, le Dieu humain.

« Je n’ai pas d’homme » répond la Samaritaine à Jésus qui lui demandait d’aller chercher son mari ; et comme en écho, Pilate présente Jésus à la foule en s’exclamant « Voici l’Homme », voici l’Homme qui manque à ta vie, voici l’Homme que tu as cherché toute ta vie … Par tout son engagement aux côtés du peuple de Berthe, Jean-Pierre est celui qui nous redit : « Voici l’Homme », voici la vie des hommes telle que Dieu en est affecté, voici ce qu’est une vie d’Homme qui ne renonce à rien de ce qui fait son humanité, son désir de vivre avec les autres dans la fraternité et la solidarité ; sans « quitter le temps présent » et sans se soustraire aux nouveaux défis d’une société en mal d’humanité, Jean-Pierre témoigne d’une vie d’Homme donnée à la suite du Fils de l’Homme.

Dominique de RIVOYRE, prêtre-ouvrier au côté de Jean-Pierre. Le 17 Février 2012.

Publié le 16.02.2011.

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