Chrétiens et musulmans, avons-nous le même Dieu ?

Dans une Europe atteinte par le relativisme religieux et l’indifférentisme culturel, dominée par le subjectivisme et l’émotion, bien des chrétiens ne savent plus comment se situer par rapport à l’islam au moment où celui-ci connaît un développement inédit sur le Vieux Continent.


Retrouvez ici le “dossier” présenté dans le n° 157 de décembre 2011 du mensuel diocésain “Eglise de Fréjus-Toulon“.


Afin de définir une réponse adaptée au défi de l’islam, dans ses dimensions spirituelles et temporelles et en vue de conduire un dialogue respectueux et fructueux avec les musulmans, il est donc nécessaire de rendre leur place légitime à la connaissance et à la raison tout en associant la vérité à la charité (cf. 1 Co 13, 6). C’est d’ailleurs ce que préconisait le bienheureux Jean-Paul II lorsqu’il écrivait dans son exhortation apostolique Ecclesia in Europa du 28 juin 2003 : « Il est important d’avoir un juste rapport avec l’islam (…). Ce rapport doit être conduit avec prudence, il faut en connaître clairement les possibilités et les limites, et garder confiance dans le dessein de salut de Dieu, qui concerne tous ses fils » (n° 57).

Nous allons voir ici comment l’islam se situe par rapport au christianisme, du moins dans ses principaux aspects doctrinaux. Je propose pour cela de clarifier le sens de trois expressions, très répandues aujourd’hui :

– religions monothéismes,
– religions abrahamiques,
– religions du Livre.

En incluant dans une même famille le judaïsme, le christianisme et l’islam, ces formulations entretiennent des confusions regrettables.

1 – Islam et christianisme comme religions monothéistes.


L’islam est bien un monothéisme puisqu’il implique la croyance et l’adoration du Dieu unique, mais il présente une divergence essentielle avec le monothéisme chrétien. La doctrine coranique emploie le mot « unicité » pour parler du Dieu unique, s’opposant ainsi au dogme de la « Trinité » par lequel l’Eglise définit le Dieu Un en Trois Personnes. L’islam se présente donc sous la forme d’un monothéisme absolu, qui exclut toute pluralité en Dieu. Ce Dieu est Un et seulement Un et donc solitaire. Le Coran envisage d’une manière erronée la Trinité à laquelle croient les chrétiens ; il lui donne la forme d’une triade composée du Dieu Un auxquels sont associées deux autres divinités, Marie et Jésus (il n’est pas question du Saint-Esprit). Ce trithéisme est vigoureusement combattu par le Coran (4, 171) qui le nomme « associationnisme » et en fait le seul péché irrémissible (4, 48).

Contrairement au Dieu des chrétiens, celui des musulmans ne se révèle pas ; Il ne dit rien de son être, ne se dévoile pas comme « Dieu Amour ». Le Coran le présente comme « inconnaissable », « inaccessible » et « impénétrable », obstruant ainsi son mystère. Les musulmans réfutent d’ailleurs l’existence de mystères. Pour eux, l’islam est la religion de la rationalité. Certes, pour les chrétiens, Dieu est également indicible mais Il ne leur est pas étranger car Il a voulu se faire connaître des hommes tout au long de l’histoire biblique puis par l’Incarnation de son Verbe.

La transcendance du Dieu du Coran exclue donc toute immanence. Voilà pourquoi les musulmans ne peuvent pas accepter la réalité d’un Dieu fait homme. Que Dieu ait un Fils, Jésus, est un scandale à leurs yeux. Cela signifierait qu’Il a pris une épouse. Les musulmans ignorent par ailleurs la paternité divine car ils n’envisagent la fécondité que comme une réalité biologique et non spirituelle. Dieu crée mais Il « n’engendre pas », dit le Coran (112, 3). Cependant, l’Incarnation est nécessaire pour révéler Dieu et racheter l’humanité des conséquences du péché originel. Or, l’islam méconnaît l’existence de ce péché. Il n’y a donc pas besoin de Rédemption, mais cela laisse entière la question de l’origine du mal.

Si le Coran accorde une place importante à Jésus, ce n’est pas comme Sauveur. Sa Passion et sa crucifixion sont formellement niées (4, 157) et il n’est pas question de sa résurrection glorieuse. Le Jésus coranique, dont le nom arabe, Issa, contrairement au Yechoua de l’hébreu et au Yasouh de l’araméen, ne signifie pas « Dieu sauve », est un simple prophète auquel Dieu a confié une double mission : apporter l’Evangile afin de rectifier les erreurs que les juifs, déjà détenteurs d’une Ecriture divine, la Torah, y ont introduites ; annoncer la venue de Mahomet comme dernier prophète (tel serait pour les musulmans le sens véritable du nom Paraclet). Certes, Issa est né d’une mère vierge, Mariam, et il a accompli des prodiges, toujours « avec la permission de Dieu », donc pas en vertu de sa propre puissance, mais le Coran ne s’interroge pas sur les motifs de tels privilèges, tout comme il ne rapporte rien des enseignements de Jésus.

Quant à Marie, elle bénéficie d’une position enviable dans le Coran. Elle est la seule femme dont le nom soit mentionné ; elle est exaltée pour sa pureté (3, 42) et sa virginité perpétuelle est reconnue (21, 91) ; elle est donnée en exemple aux croyants (66, 11). Mais c’est une Marie incomplète : sa conception immaculée est ignorée ; Dieu n’attend pas d’elle son « Fiat » à l’annonce de la naissance d’un fils conçu sans père humain (dans l’islam, Dieu n’associe pas l’homme à son plan de salut) ; enfin, après la naissance de Jésus, elle disparaît. La dévotion dont elle est l’objet de la part d’un nombre croissant de musulmans ouvre cependant la porte à l’espérance : n’est-ce pas par elle que, tôt ou tard, les croyants de l’islam découvriront la vérité ultime relative à Jésus-Christ ?

2 – Islam et christianisme comme religions abrahamiques.


A l’instar du judaïsme et du christianisme, l’islam se réclame d’Abraham. Derrière cette référence, c’est la question du prophétisme qui est posée. L’islam est bien un monothéisme de type prophétique puisque le Coran comporte la croyance en l’existence de prophètes (2, 177) et relate leur mission. Mais sa conception du prophétisme présente de profondes divergences avec la conception chrétienne. Elle ne s’inscrit pas dans le cadre d’un compagnonnage de Dieu avec l’humanité à travers l’histoire, l’islam étant d’ailleurs anhistorique. C’est pourquoi les épisodes coraniques qui mettent des prophètes en scène ne sont localisés ni dans le temps ni dans l’espace.

Le Coran instaure une hiérarchie entre prophètes. La plupart d’entre eux sont dits « inspirés » (nabi) et quelques-uns sont des « envoyés » (rassoul), chargés d’attester le monothéisme islamique inscrit dans la nature humaine dès l’origine au moyen d’un « pacte primordial » accepté par Adam (7, 172), ou de le rappeler aux hommes qui l’ont oublié. Quatre « envoyés » ont reçu une mission spéciale : transmettre à leur peuple une Ecriture dictée par Dieu. Il s’agit de Moïse avec la Torah, de David avec les Psaumes, de Jésus avec l’Evangile, auquel s’ajoute Mahomet avec le Coran, ce dernier ayant cependant été envoyé au monde entier (34, 28).

Vingt-deux personnages présents dans la Bible se retrouvent dans le Coran : dix-huit appartiennent à l’Ancien Testament, quatre au Nouveau. Il y a parmi eux des patriarches (Adam, Noé, Moïse, Aaron, Abraham, etc.) et des rois (David, Salomon), mais tous sont qualifiés de « prophètes » et côtoient des « prophètes » inconnus de la Bible.
Au sujet des personnages bibliques, il convient de parler d’emprunts car leur histoire et leur mission sont déformées pour s’inscrire dans la perspective islamique de soumission à Dieu et non de salut de l’homme. On notera l’absence dans le Coran des grands prophètes d’Israël annonciateurs de la venue du Messie : Isaïe, Jérémie et Ezéchiel. Selon le père Jacques Jomier, « c’est une véritable relecture des événements qu’offre le Coran, relecture que les musulmans présentent comme le rétablissement d’une vérité qui aurait été défigurée ».

Parmi les personnages empruntés à la Bible, Abraham occupe une place de choix. Après Adam, il est le premier à s’être déclaré monothéiste (6, 161) et parfait musulman pour avoir accepté de sacrifier à Dieu son fils unique, lequel n’est pas nommé (37, 102-111). Selon le Coran, seul l’islam remonte à l’authentique tradition monothéisme d’Abraham, seul le musulman appartient à sa descendance. Cela ressort d’un verset consommant la rupture des musulmans avec les juifs et les chrétiens qui refusaient l’islam, événement survenu à Médine selon la tradition : « Abraham n’était ni juif ni chrétien. Il était monothéiste pur et musulman. Il n’était point du nombre des associateurs » (3, 67).

Cette affirmation contredit l’enseignement du Nouveau Testament selon lequel Jésus est le seul descendant d’Abraham (cf. Jn 8, 56 et Ga 3, 15-18) dont les chrétiens sont les fils spirituels. En outre, l’Abraham de l’islam est incomplet dans la mesure où Dieu ne conclut pas une alliance perpétuelle avec lui, Il ne lui annonce pas qu’il deviendra le père d’une multitude de nations, comme le rapporte explicitement la Bible (Gn 17, 1-8).

Pour les musulmans, le plus grand des prophètes est Mahomet, le « beau modèle » (33, 21) que Dieu a envoyé pour sceller la prophétie (33, 40 ; 61, 6) et faire prévaloir l’islam (48, 28). Lui obéir revient donc à obéir à Dieu Lui-même (4, 80). Son importance est telle que son nom a été incorporé à la profession de foi musulmane (« Il n’y a de dieu que Dieu et Mahomet est son prophète »), si bien que l’on peut qualifier l’islam de « monoprophétisme » . Cependant, le message, la personnalité et les actes de Mahomet n’autorisent pas un chrétien à voir en lui un authentique prophète, ceci pour plusieurs raisons : il s’est fait le transmetteur d’une doctrine qui combat le cœur de la foi chrétienne (Trinité, divinité du Christ, Rédemption), sa mission n’a été attestée par aucun miracle et il a vécu comme un homme pécheur. Comme l’a rappelé le concile Vatican II, « l’économie chrétienne, étant l’Alliance nouvelle et définitive, ne passera donc jamais et aucune nouvelle révélation publique n’est dès lors à attendre avant la manifestation glorieuse de notre Seigneur Jésus-Christ » (Dei Verbum, n° 4).

3 – Islam et christianisme comme religions du Livre.

Au cœur de la religion islamique il y a un Livre, le Coran (le mot signifie « Récitation »), dans lequel les musulmans voient la Parole matérielle de Dieu. Copie fidèle d’un archétype, la « Mère du Livre » (3, 7), le Coran se trouve auprès de Dieu, il lui est donc consubstantiel. Comme Dieu, il est incréé. Son statut diffère de celui de la Bible. Alors que celle-ci est un recueil de textes écrits par des hommes sous l’inspiration divine, le Coran est une dictée effectuée par Dieu à travers l’ange Gabriel et reçue passivement par Mahomet. Le Coran a été donné en arabe « clair » (26, 185) et « inimitable » (17, 88), selon ce qu’il dit de lui-même. Cela confère à la langue arabe un prestige immense ; elle est la seule autorisée pour la prière rituelle, y compris chez les non arabophones.
Le dogme du Coran incréé le rend immuable et intangible, ce qui le fait échapper à toute analyse critique, donc à une véritable exégèse.
Seuls des commentaires sont possibles mais avec des limites imposées par les écoles juridiques et les idéologies qui se répartissent l’aire islamique. L’absence de magistère unique complique encore la question de l’authenticité de l’interprétation.
L’islam est donc bien une « religion du Livre ». Il étend cette définition au judaïsme et au christianisme puisque, dans le Coran, les juifs et les chrétiens sont qualifiés de « gens du Livre », ce qui leur confère une certaine reconnaissance sans que, pour autant, ils bénéficient de la plénitude des droits et devoirs attachés à leur nationalité, en raison de la falsification qui leur est reprochée (5, 13). Sauf exceptions, ils sont assujettis au statut humiliant de la dhimmitude .

En aucun cas, le christianisme ne peut être désigné « religion du Livre ».

Comme le rappelle le Catéchisme de l’Eglise catholique, « le christianisme est la religion de la Parole de Dieu, non d’un verbe écrit et muet, mais du Verbe incarné et vivant » (n° 108).

En outre, les chrétiens ne partagent pas avec les musulmans un Livre saint qui leur serait commun.

Au vu de tout ce qui précède, il est donc impossible de considérer que le Dieu des musulmans est le même que celui des chrétiens ou que l’islam est une religion apparentée au judaïsme et au christianisme. Malgré son apparition postérieure aux deux premiers monothéismes et quelques apparences trompeuses, l’islam est étranger à la Révélation biblique.

Ce dossier a été écrit par Annie Laurent que nous remercions chaleureusement pour son aimable contribution.

Eclairage du cardinal Tauran

Le cardinal Tauran, sur la ligne de crête du dialogue avec l’islam.
Le 17 mars 2011, à l’église Saint-Louis des Français à Rome, le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, ancien ministre des Affaires étrangères de Jean-Paul II, a livré quelques réflexions sur l’islam, tel qu’il peut le vivre à travers ses fréquents déplacements et ses nombreuses rencontres avec les responsables musulmans à travers le monde. Le cardinal Tauran est l’homme de Benoît XVI pour le dialogue avec l’islam : ses propos méritent attention.

Partant du « Dieu unique », existant et créateur tant en islam qu’en christianisme, le cardinal français s’est livré, tout au long de son intervention, à l’exercice qui consiste à ouvrir toutes grandes les portes du dialogue, sans pour autant méconnaître, en vérité, les différences et divergences essentielles qui séparent islam et christianisme.

Ainsi le Dieu de l’islam, « qui ne peut ni engendrer, ni être engendré, ne peut donc être Père ». Ainsi, la prière, centrale en islam (« Le vrai musulman respecte toujours le chrétien qui prie »), place le musulman « seul face à Dieu, en soumission », alors qu’en christianisme, « le Christ est l’unique médiateur » et la prière est « conversation ». Ainsi, l’obéissance, fondée sur un « juridisme très important en islam », tandis qu’en christianisme « le Christ nous a libéré du fardeau de la Loi », pour nous inviter à une rencontre existentielle avec Lui. Si le chrétien doit se méfier d’un « spiritualisme désincarné », d’une « foi s’évaporant en philosophie », cela avec le secours d’une « Église qui ne se regarde pas elle-même, mais regarde le Christ », il peut vivre en confiance avec un Dieu « désarmé qui pardonne, qui libère, qui crée ». Si le christianisme est un « compagnonnage avec le Christ vivant », « nous ne sommes pas pour autant une Religion du Livre ». Alors que l’islam, lui, peut se prévaloir de ce titre, étant « fondé sur un Livre révélé, non encore sujet à la critique historique ».

Pour le cardinal Tauran, « tout dialogue avec l’islam passe par l’amitié » : « Comme le dit Benoît XVI, sur la foi théologale, le dialogue est difficile, mais il peut se nouer au niveau des croyances, de la participation au bien commun. ». Le cardinal a poursuivi : « Le dialogue interreligieux ne vise pas la conversion, mais plutôt à se regarder, s’écouter, voir ce que nous avons en commun au service de la société, de la paix, de la cohésion sociale. » « Cela semble bien peu, convient-il, mais c’est bien difficile. »

Trois points sensibles sont mis en évidence par le cardinal Tauran : « Le territoire de l’Arabie Saoudite considérée comme un sanctuaire, nous interdisant, de fait, toute célébration, même dans un espace privé ; l’impossibilité en islam de changer de religion ; et l’impossibilité en islam de ne pas avoir de religion ».

Précisant le contexte, le cardinal souligne que « 70 % de la population musulmane dans le monde n’a pas accès à la culture » : « Le plus grand service à leur rendre, c’est l’éducation, la lutte contre l’ignorance. » Les mouvements de libération, actuellement en cours dans le monde arabo-musulman, sont vus par le cardinal comme un « sursaut moral » de la part des « jeunes générations, qui ne supportent plus ni les dictatures, ni la corruption. » Dans ce nouveau contexte, « le dialogue avec les chrétiens peut devenir moins violent. » Le cardinal relève que du côté des chiites existe une certaine élite intellectuelle, notamment formée en philosophie, ce qui facilite le dialogue.

Se tournant du côté des catholiques, le cardinal relève : « Pour dialoguer, nous devons être formés à la foi chrétienne, être capable de rendre raison de notre foi », d’où le paradoxe suivant : « Si aujourd’hui, Dieu refait surface en Europe, n’est-ce pas grâce aux musulmans ? » risque-t-il…

Revenant sur la situation de l’islam en France, le cardinal a affirmé : « Il est normal d’essayer de faire comprendre aux musulmans vivant en France la distinction entre le spirituel et le politique. » Pour autant, « organiser une société sans Dieu ne signifie pas organiser une société contre Dieu ». Interrogé sur la « réciprocité » (« Si nous ne pouvons pas construire d’églises chez eux, peuvent-ils construire des mosquées chez nous ? ») le cardinal se refuse à entrer dans une logique de « marchandage », tout en demeurant ferme sur les demandes de mise en œuvre de la liberté religieuse, bien au-delà de la liberté de culte, pour tous les hommes. Telle est la ligne du dialogue mis en œuvre, inlassablement, par le pape et le cardinal Tauran.


Un autre dossier “6248” est réalisé par le père Laurent Sentis.

Publié le 12.12.2011.

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