Joseph, modèle du père

Voici l’homélie prononcée par monseigneur Rey lors de la fête de Saint-Joseph à Cotignac en 2015.

La paternité de Joseph

En ce lieu du Bessillon, en ce jour où nous célébrons St Joseph, il nous faut nous réapproprier la figure paternelle de Joseph que Dieu s’est choisi pour guider son Fils selon la chair, sur la route de son humanité.

Nous le savons, et même nous en faisons l’amère expérience, la figure du père est aujourd’hui déconsidérée. La crise de la paternité touche notamment tant de jeunes élevés dans des familles monoparentales, dans des foyers disloqués. Père absent, père disqualifié, plus « grand frère » que figure d’autorité ; on se trouve aussi dans un contexte de pluri-paternité, c’est-à-dire de pluralité des références paternelles entre le père qui engendre, celui qui éduque, celui qui nous a abandonnés, celui qui nous a adoptés par nécessité (en plus de notre mère)… La crise de la paternité découle de cette multiplication des références paternelles, et du fait, également, de l’érosion du mariage, c’est-à-dire de l’alliance fidèle entre un homme et une femme. La multiplication des divorces, des séparations, des unions conjugales incertaines et à durée déterminée, des nouvelles formes de parentalité, sans oublier la promotion de l’union entre personnes de même sexe, conduisent à l’affaissement de la figure paternelle et de la virilité masculine. Et même de la virilité masculine. Un sociologue, Walter Hollstein qui a étudié la question de la paternité aujourd’hui, souligne l’émergence des « softies », c’est-à-dire les hommes mous, émasculés, mièvres, « bisounours », incertains, qui vivent une crise permanente d’identité, se laissent porter et entretenir par la société sans pouvoir contribuer à la transformer. « Le softy », l’homme mou, n’est pas créatif. Il n’est pas seulement un partenaire sans vigueur pour la femme mais il est socialement frappé de stérilité. De lui n’émane aucune énergie, nulle vitalité, nulle innovation ». Le softy est un contre exemple de paternité responsable.



La crise de la paternité a un effet cumulatif d’une génération à l’autre. Qui n’a pas eu un vrai père, aura plus de difficulté à assumer dans l’avenir sa mission paternelle. Pour être père, il faut d’abord avoir été fils.

Quelle est la vocation d’un père ?

Le père, c’est lui qui nomme l’enfant, comme le rappelle l’Evangile. Nommer, c’est l’appeler à vivre à partir de la communion d’amour qui lie un homme et une femme, un père et une mère. Nommer, c’est désigner quelqu’un comme une personne spécifique, unique au monde, indispensable. Sans nomination, on reste dans l’indistinct, dans le « tohu bohu » (pour reprendre une image biblique) c’est-à-dire le chaos, la confusion. Nommer, c’est rattacher un être à une lignée, à une antécédence, à une généalogie, à une mémoire, à des racines. Pour savoir où aller, il faut savoir d’où l’on vient. Nommer, c’est conférer une identité, une vocation, une mission. Par la nomination, l’individu anonyme devient vraiment une personne.

La seule parole qui jaillit des lèvres de Joseph dans l’Ecriture, c’est une parole de nomination, de désignation. « Tu lui donneras le nom de Jésus », lui avait indiqué en songe l’ange du Seigneur (Mt, 1, 21)

La mission du père, c’est de nommer, mais aussi de faire vivre, de faire grandir, d’initier. Le père n’est pas un « expert ». La paternité n’est pas un métier. Elle ne repose pas sur une technique. Elle est un compagnonnage. Elle s’apprend avec le temps. La transmission paternelle se réalise par osmose, par exemplarité, par capillarité. Le père transmet un art de vivre.

Toute paternité se fonde sur un principe éducatif qui est celui de l’autorité. Le père préside parce qu’il précède. Il transmet ce qu’il a lui-même reçu, acquis par expérience, ce qu’il a traversé et intériorisé au fil du temps.

On ne peut être père si on n’est pas d’abord époux, si l’on n’a pas un conjoint sans lequel la conception d’un enfant est impossible. Sans cet être, qui est la femme, qui le complète et en même temps, qui le limite, le père ne peut transmettre la vie, se prolonger dans l’existence par une descendance. Sans la mère, le père est également vite démuni pour assumer sa tâche éducative. Je pense à ces papas désarçonnés par les cris du nourrisson qu’ils tiennent entre leurs bras et dont l’ultime recours pour calmer les sanglots de leur progéniture, consiste à appeler au secours la maman.



Toute paternité s’éprouve dans la limite de soi, et la nécessité d’un autre, l’épouse, la mère, que ce soit pour la conception de la vie, que ce soit pour l’éducation des enfants… Et la première mission du père, c’est de dire, de rappeler, à son tour, à son enfant le sens de la limite et des interdits, lui enseigner qu’il n’est pas le tout du monde, qu’il n’est pas seul au monde, qu’il n’est pas sa propre origine. Tout être humain est lié à d’autres. Le rôle des parents est d’apprendre à leurs enfants à habiter les limites de leur corps, de leurs ressources, d’éduquer à l’humilité du quotidien. La tentation de tout être humain est de se prendre pour Dieu, de prendre la place de Dieu, c’est-à-dire de l’infini et de l’éternel. « La rive est la chance d’un fleuve pour qu’il en devienne pas marécage ». De même, nos limites sont la condition de notre substance. Elles nous maintiennent et nous protègent. Elles sont une grâce. Mais notre tentation commune depuis l’origine est de transgresser les frontières : de rêver à la fois à l’illimité et à l’indépendance, de nous affranchir de toute règle, en même temps pour s’auto-suffire et pour envahir les autres. Ce rêve est un mythe et devient vite cauchemar. Nous ne pouvons pas exister par nous-mêmes. Nous avons besoin des autres pour advenir à notre humanité. Nous avons besoin de la nature pour subsister.

Le rôle du père est d’éduquer au sens de l’interdépendance, de l’altérité, au sens de la famille. Le rôle du père est de relier, de rappeler le lien :
– le lien vital avec d’autres personnes différentes de nous, avec des parents, des frères et des sœurs. Et ces liens sont constitutifs de notre croissance,
– le lien avec la culture par la connaissance, en acquérant un savoir qui nous devance et qui nous épargne de tout réapprendre par nous-mêmes,
– le lien par le travail, école de réalisme, en étant associé avec d’autres, complémentaires de nous-mêmes, en maitrisant des techniques éprouvées par d’autres avant nous, afin de trouver notre place dans la société.

La responsabilité éducative du père est aussi de rappeler la loi, la règle, les codes, les langages qui rendent possible la communication et la relation avec les autres. A contrario, une société sans père est une société « sans repères », inapte au dialogue et à la rencontre avec le monde.

St Joseph introduisit son enfant adoptif à sa judaïté, aux us et coutumes de son temps, comme le souligne la Présentation de Jésus au Temple et le Recouvrement. Il apprit à Jésus le métier de charpentier. On pourrait dire que si Marie accueillit Jésus dans son corps virginal, Joseph, lui, introduisit Jésus dans le corps social. L’un et l’autre participèrent ainsi en toute humilité et chacun à sa place, au mystère de l’Incarnation.

Comme le souligne l’épisode du recouvrement au Temple de Jérusalem, la mission de tout père est d’aider l’enfant à dépasser la relation chaude, courte, protectrice, sécuritaire, fusionnelle d’avec le sein maternel pour lui donner d’accéder à la vie sociale, à la « patrie » qui, au sens étymologique du terme, vient du mot « père ».

L’autorité du père est une autorité de service. Dans la suite de mai 1968, on a assisté à une dévalorisation des figures d’autorité. « Il est interdit d’interdire », disait-on. Je pense aussi aux vers de Prévert : « Notre Père qui êtes aux Cieux…. restez-y ! ». On ne retenait de l’autorité que les abus de pouvoir, une image castratrice. Au « père », on substituait le « paire », à « la paternité », « la parité ». Quelle erreur ! Quel drame ! Car le refus ou le déni de paternité conduisent à l’impossibilité de la fraternité. La vocation paternelle est de rendre possible et de rendre fécond la mixité humaine au sein de la famille : les frères et sœurs s’éprouvent différents, tout en se sachant liés les uns aux autres par une même origine. Dans la famille, on est en dette les uns avec les autres ; on dépend les uns des autres. Ainsi la fraternité familiale rejaillit sur toute la société. L’exercice pratique de la devise républicaine fraternité se déploie à partir de la famille et grâce à la paternité. Inversement, la crise de la paternité et donc de la fraternité, impacte lourdement sur le vivre ensemble. Elle est au point de départ de toute fracture sociale, de toute discrimination, de l’individualisme, du chacun pour soi.
Pour nous, chrétiens, la fraternité familiale a pour horizon la charité universelle, la charité éternelle, le Ciel.



Nommer, faire vivre, initier, la mission du Père est également de bénir. On trouve dans l’Ecriture et l’histoire des patriarches (qui sont, au sens étymologique, des « pères » dans la foi) tant de traces de ces bénédictions : Abraham, Jacob, Moïse… Ces bénédictions sont des envois en mission. A un certain moment, le père s’efface lorsque son enfant parvient à sa propre hauteur. La liberté de l’enfant fait face à celle de son père pour assumer son destin propre. « Il faut qu’il grandisse et que moi, je diminue », dira Jean le Baptiste. L’enfant, devenu adulte, se découvre alors, pour le père, comme un frère. Ainsi le père se retire peu à peu pour que son fils (sa fille) devienne sujet de son histoire, qu’il poursuive l’œuvre entreprise et encore inachevée.

Joseph s’est ainsi retiré sobrement, délicatement, humblement de la scène évangélique. Il laisse toute la place au Christ, comme un jour le Christ laissera toute la place à l’Eglise, tout en habitant en elle. La dérive d’une paternité mal assumée serait de maintenir sa progéniture dans l’infantilisation, d’assujettir et de se servir de ceux que l’on doit servir. Captation d’héritage. Car tout enfant, ultimement, appartient à Dieu. Il y aurait un manque de chasteté si l’on voulait retenir l’autre pour soi, le ramener à soi pour lui interdire de vivre sa vie à lui.
De ce point de vue, il y a dans toute paternité une dimension sacrificielle, comme le montre Abraham qui offre son fils Isaac en holocauste : donner sa vie pour donner la vie, mourir à soi-même dans l’unique souci que Celui qui est né de notre chair, non seulement survive au-delà de soi-même, mais s’offre lui-même à Dieu, soit à Dieu pour toujours.

Chaque paternité est un passage à témoin. Elle renvoie au-delà d’elle-même, elle renvoie à la paternité divine. La tradition spirituelle invoque St Joseph, comme « l’ombre du Père céleste ». Il en est la trace, certes limitée, imparfaite, mais néanmoins exemplaire. Dieu a choisi pour son Fils un père, Joseph, qui soit son empreinte, qui parle de Lui, qui en soit l’écho ; figure d’un Dieu Père sur la route des hommes. La paternité est ainsi à la fois héritage (elle vient de Dieu le Père, elle a sa source en Dieu) et promesse (elle nous prépare à rencontrer le Père des Cieux dans l’éternité). Mémoire et prophétie. Etre père n’est pas seulement un fait biologique ou culturel, mais une vocation spirituelle qui se développe au fur et à mesure qu’on la pratique.

Pour accéder à la paternité éternelle de Dieu par qui tout a été fait, pour y entrer de plain pied par son Fils Jésus, il nous faut faire appel à Joseph, l’humble charpentier de Nazareth. Il nous faut pénétrer dans le mystère de son acquiescement à la volonté de Dieu, entrer dans sa fidélité, sa prudence, son courage, sa foi, son silence, dans les vertus qu’il a pratiquées. Pour aller au Christ, il nous faut consentir à passer par ceux qu’il s’est choisis et qui portent encore pour nous la mémoire, l’haleine de la présence divine, de l’Emmanuel.

+ Dominique Rey

21 mars 2015, à Cotignac


Ecoutez l’homélie enregistrée par Radio Maria


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Publié le 24.03.2015.

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