Eduquer autrement
Entretien avec Pierre-Henri d’Argenson, auteur de « Eduquer autrement – le regard d’un père sur l’éducation des enfants » (édition de l’œuvre, 2012).
Quelle est la situation de l’éducation dans notre société ?
Aldo Naouri a publié en 2008 un livre intitulé « Eduquer ses enfants, l’urgence aujourd’hui ». Ce titre dit précisément le drame actuel de notre société : nos enfants sont de moins en moins éduqués, alors même qu’on leur porte une attention considérable, excessive même. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter aux courants structuralistes et pédagogistes des années 1960, qui continuent de façonner les normes éducatives, et qui n’ont cessé de délégitimer les trois « fondamentaux » de l’éducation : l’autorité, l’instruction, l’imagination. L’autorité a été disqualifiée, à tel point que la plupart des parents d’aujourd’hui éprouvent de la culpabilité à être autoritaires vis-à-vis de leurs enfants, surtout en public. Pourtant les limites que l’on pose autour de l’enfant sont fondatrices de sa confiance en lui, parce qu’elles lui donnent à voir un monde ordonné, maîtrisable, par ses parents et donc par lui-même, et non une jungle livrée à la violence et aux pulsions des uns et des autres. Elles sont non seulement fondatrices de sa capacité à vivre en société, mais aussi de sa faculté à devenir existentiellement autonome, maître de lui-même, réellement homme. L’instruction a également été rejetée, au nom d’une créativité infantile qu’il faudrait ne surtout pas brimer, et au nom du refus d’une transmission verticale, hiérarchique, et donc par essence inégalitaire. Le résultat, c’est qu’on a peu à peu privé les enfants des outils qui permettent de transformer une impulsion en œuvre. Enfin, l’imagination a été massacrée par la débauche d’écrans, de jouets et de babioles de la société de consommation, qui ont peu à peu privé les enfants de leur capacité à construire leur propre monde intérieur sans béquilles externes. Il suffit de regarder les adultes d’aujourd’hui pour s’en convaincre : savons-nous encore survivre à nos angoisses sans consommer des médicaments, des films, de la nourriture ? L’éducation n’est rien d’autre qu’un apprentissage à vivre et à devenir des hommes libres, capables de résister à toutes les tentatives d’asservissement et d’appropriation dont nous faisons l’objet toute notre vie : c’est cela que nous devons collectivement réapprendre.
Pourquoi éduquer autrement ?
Eduquer autrement, cela veut dire : autrement qu’à la manière dont on nous enjoint d’éduquer depuis cinquante ans. Très concrètement, J’ai écrit ce livre parce que je me suis aperçu que beaucoup de parents (dont moi-même !) menaient un combat physiquement et psychiquement épuisant pour reconstruire à la maison ce qui était consciencieusement saboté à l’extérieur. Pour mener ce combat, il faut d’abord comprendre, décrypter notre environnement, afin de bien identifier ce qui fait obstacle à notre travail de parents. Classiquement, la vision de l’éducation dans la société était la suivante : l’enfant représentait un pôle de nature, de désordre, de « sauvagerie », qu’il fallait éduquer, polir, instruire, afin de l’intégrer peu à peu dans une société ordonnée par des règles, des usages, des traditions, des conventions contraignantes. Que s’est-il passé depuis cinquante ans ? Sous l’influence de la pensée 68, c’est la société qui est devenue profondément déstructurée, désordonnée, « sauvage », immature, affective, régressive. Cette société envoie donc aux parents un message terriblement déstabilisant puisqu’elle leur dit inconsciemment : si vous voulez être de bons parents, si vous voulez que votre enfant soit accepté, il ne faut surtout pas lui donner de limites, de cadres, de capacités de maîtrise de soi, mais au contraire laisser libre cours à ses envies, à ses pulsions, à ses caprices, car il n’est pas de plus haut crime qu’une autorité forcément brimante, frustrante, traumatisante. Le résultat, c’est que les parents se retrouvent complètement seuls pour éduquer leurs enfants, car la base de l’éducation, c’est savoir dire non, un mot banni par notre société dégoulinante de faux amour, de consumérisme et de bons sentiments. Sans ce « savoir dire non », il est impossible d’accéder à la partie vraiment passionnante et essentielle de l’éducation, que j’ai essayé de développer dans mon essai, qui consiste à faire de nos enfants de futurs hommes libres, en leur donnant toutes les clés d’accès à leur humanité.
Comment éduquer autrement ?
C’est tout l’objet de mon livre… difficile à résumer en quelques lignes ! Je vais quand même esquisser quelques pistes qui me paraissent essentielles. Tout d’abord, pas de nostalgie ou de rêve d’un âge d’or auquel il faudrait retourner. Il ne s’agit pas d’éduquer nos enfants contre la société, mais leur donner des clés de survie existentielle dans un monde qui a réduit l’homme à ses fonctions animales (consommer, travailler). Je dis : parents, prenez conscience de ce que la société vous enjoint de faire, ou vous interdit de faire, en particulier les multiples « experts » et autres prescripteurs de comportements qui ne sont pas là chez vous pour faire votre travail de parents et d’éducateurs. Je développe beaucoup de thèmes dans mon livre : la question de l’éducation morale, l’autorité, la façon de parler à ses enfants, l’importance des contes, la pédagogie (répétition, exigence, valorisation), l’imagination, la place de l’enfant (qu’il faut remettre à sa place justement !), le rôle du père. Si je devais résumer ma conception d’une « autre éducation » des enfants, ce serait : essayer de trouver l’équilibre entre la juste intention (vouloir en faire des adultes autonomes et non des copies de nous-mêmes) et la juste attention (consacrer du temps à l’éducation mais en les laissant vivre et respirer). Foncièrement, l’éducation n’est pas une affaire technique, mais un projet moral, philosophique. Et qui ne doit pas devenir une entreprise perfectionniste et de correction permanente : on ne réussit jamais à la mesure de ce qu’on souhaiterait et c’est très bien comme cela. Il faut un peu de flou pour une bonne structuration éducative ! L’important, c’est d’avoir confiance dans la valeur de ce qu’on leur donne, sans attendre de « retour sur investissement » : nos enfants ne nous appartiennent pas, et l’amour qu’on leur porte sera d’autant plus heureux qu’il sera libérateur.
Quelle place pour le père et la mère dans l’éducation ?
Peut-être faut-il commencer par l’évidence, en ces temps de déferlement d’idéologies du genre et de « mariage pour tous » : un enfant a profondément besoin d’un père et d’une mère. Bien sûr les accidents de la vie peuvent priver un enfant de l’un ou de l’autre, mais l’altérité sexuelle est l’un des fondements anthropologiques de notre condition humaine. Ce n’est pas qu’une affaire philosophique. Un enfant construit son identité sexuelle de manière d’autant plus heureuse et apaisée que chacun des parents est lui-même en paix avec son propre sexe. Se sentir pleinement homme ou pleinement femme est une immense source de bonheur dans une vie. Mais c’est là que les ennuis commencent. Car qu’est-ce qu’être homme et qu’est-ce qu’être femme aujourd’hui ? Poser la question, c’est être immédiatement soupçonné de vouloir essentialiser les différences, de vouloir caricaturer et figer les rôles du père et de la mère dans des clichés passéistes. Je me contenterai donc de parler en mon nom propre, c’est-à-dire de donner le point de vue d’un père. Je crois que les pères ont besoin de retrouver leur virilité, à savoir ce qui les différencie des femmes, ce qui fait qu’ils se sentent utiles dans la société, et désiré par les femmes en tant qu’hommes et non en tant que « partenaires », géniteurs ou doudous sécurisants. Or toutes les valeurs réputées viriles (courage, audace, héroïsme, courtoisie amoureuse, volonté, dépassement…) ont été dévalorisées, ridiculisées. Les trente dernières années ont été sans pitié pour les hommes, dont on a diabolisé la sexualité, qu’on a enjoint de se comporter en famille comme de parfaites assistances maternelles, qu’on culpabilise chaque jour à propos des tâches ménagères ou des inégalités professionnelles. C’est oublier bien vite que notre société tertiaire n’est possible que parce qu’il y a beaucoup d’hommes dans les métiers physiques et pas toujours gratifiants qui sont indispensables à notre vie quotidienne. A ma connaissance, personne ne manifeste pour demander la féminisation des éboueurs, égoutiers, soldats des sections de combat, ouvriers du BTP, manutentionnaires, etc. Le père a aujourd’hui besoin de retrouver sa fierté d’homme, et les femmes ont un rôle majeur à jouer pour les y aider. Au passage, laissons donc les petites filles jouer aux princesses et les petits garçons aux chevaliers… Ils n’en seront que plus épanouis. L’essentiel, c’est de pousser nos enfants vers leurs envies et leurs talents, et leur apprendre à se donner les moyens de leurs ambitions, quelles qu’elles soient !
Propos recueillis pas Falk van Gaver
Pierre-Henri d’Argenson, Eduquer autrement, L’œuvre, 2012
Publié le 09.04.2013.
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