Mgr Rey : “Cultiver la mémoire ou vivre dans l’instant ?”

Crise de la pensée, crise du langage, perte de la mémoire collective… Les transformations culturelles que nous observons depuis 20 ans impose le retour à la raison.

Voici une réflexion de monseigneur Dominique Rey.


La proposition de la foi et son énoncé s’inscrivent aujourd’hui dans un changement profond de paradigme culturel.

La crise de la pensée

L’annonce de l’Evangile rencontre d’abord une crise radicale de la pensée, non seulement dans son élaboration, mais aussi dans sa matière propre. Le diktat de l’émotivité, entretenu par l’invasion de l’image et le mésusage des nouvelles technologies de communication, en particulier internet, altère considérablement la démarche cognitive. Il la rend parfois impraticable. Les pédagogues soulignent, par exemple, les difficultés de concentration en classe des jeunes internautes qui privilégient un mode de pensée « opératoire » à l’intelligence discursive, le « clic » à la logique réflexive… En adoptant des comportements d’esquive, on surfe sur les reliefs de la vie, on glisse sur le réel, comme sur la toile numérique. La carence en capacité d’intériorisation de la part de psychologies morcelées, affectivement fragilisées (délitement du tissu familial), portées au narcissisme anxiogène (culte de l’ego) handicape toute démarche réflexive, tout recueillement. A défaut de pouvoir façonner des sentiments qui dépassent le stade du ressenti ou du pulsionnel, on se projette alors dans l’activisme ou la fuite en avant émotionnelle, on se replie sur soi (atomisation de la vie) ou sur le groupe (conformisme affinitaire). Or la pensée a besoin de se construire et de s’étayer au sein de la relation d’altérité.

La crise de la pensée se prolonge par une crise du langage.

La crise du langage

L’apprentissage de la pensée est concomitant avec celui du langage. En effet, l’apprentissage de la pensée est lié à celui de la langue qui est son moyen d’expression. 100 000 jeunes Français sur 800 000 ne savent pas du tout, ou presque pas, lire à la sortie de leur scolarité obligatoire ! On assiste non seulement à un appauvrissement, mais également à une déconstruction du langage (pseudo langage SMS, « chats »…). L’hégémonie du « langage informatique », artificiel car universel, codifié et alternatif (suite de 0 et de 1) transforme l’acte de penser. Cette hégémonie rend celui-ci incapable de conceptualisation, d’analyser et même de s’élaborer. Elle induit l’analphabétisme culturel.

Le mirage de la Tour de Babel ne s’actualise-t-il pas lorsque la technologie prétend atteindre l’universel par l’agrégation autour d’un langage unique, en récusant la singularité de chaque personne, de chaque communauté, de chaque culture ? En 1948, George Orwell (dans son roman d’anticipation « Nineteen eighty four ») dénonçait déjà l’utilisation cynique de la langue, des règles lexicales, et des outils rhétoriques et sémantiques, pour conditionner les modes de pensée et imposer des « codes mentaux » dans les régimes totalitaires. Or la pensée dépend des mots pour la dire ! Les philosophes chinois, comme Confucius, soulignaient que l’ordre politique dépend des dénominations, et que le mot engendre la norme, et que la norme valorise la pratique. La langue se prête intrinsèquement à des stratégies d’influence pour produire des attitudes sociales et morales. L’hypermédiatisation de la société utilise la force de conditionnement et de manipulation des mots, elle invente de nouveaux slogans (par exemple « homoparentalité », ou « mourir dans la dignité ») pour créer sans cesse des réflexes de consommation par la publicité, de nouvelles perceptions du réel, et faire évoluer les références morales collectives. Par le biais de sondages d’opinion où la réponse se trouve dans la question posée, on fabrique ainsi que prêt-à-penser, une pensée unique et totalitaire.

Mémoire et technique

Alors que l’humanisme classique reposait sur l’incorporation progressive des connaissances, aujourd’hui les modes d’accès au savoir et aux sources de l’information ne sont plus par intériorisation (la tête bien remplie du savant ou sage), mais par la technologie internet qui propose « les clefs du savoir ». Les gigantesques capacités de calculs et d’applications du cyberespace réduisent le savoir à une donnée extérieure à l’homme. L’acquisition des connaissances devient tributaire de « prothèses technologiques » dont il suffirait d’apprendre le maniement ! L’outil informatique tend à substituer l’illusion du savoir à la noblesse et à l’élaboration intériorisée et progressive de la connaissance. On assiste à une prise de pouvoir technologique des nouvelles générations. Un petit-fils en connaît davantage sur certains sujets que ses grands-parents ! Cependant, en donnant crédit à toute information reçue à l’écran parce qu’un moteur de recherche a été le rechercher pour nous au fond d’un obscur disque dur, nous nous contentons de reproduire sans scrupules les bribes d’information, en espérant, qu’ensemble, elles produisent une pensée ! L’absence de distance, d’esprit critique, de vision holistique et hiérarchisée, fragmente, pixellise la connaissance. Une information parcellaire ou latérale acquiert une portée prioritaire et déterminante au moment où elle occupe tout l’écran !

La mutation culturelle que nous traversons relève d’une perte collective de mémoire. Celle-ci est récupérée par l’informatique (« mémoire vive », capacité de mémoire…) La mémoire est traitée, non plus comme une conscience de soi et une conscience historique, mais par un processus qui stocke les données. Mais le déficit de transmission ne résulte pas seulement d’un nouveau paradigme technologique. Il résulte d’abord de carences éducatives : la fragilisation de la structure familiale, certaines pédagogies scolaires qui ont oublié d’enseigner les savoirs fondamentaux… Il provient aussi de la transformation du sens de la temporalité. En effet, l’idée de progrès développée depuis le 18ème siècle, induit la notion de dépassement continuel et de délitement inexorable du passé. Elle engendre le refus de la reproduction de l’identique. Elle justifie une amnésie culturelle. Elle donne aux nouvelles générations le sentiment que le monde commence à partir d’elles. La société sacralise sans cesse le nouveau, privilégie la mode, dévalue le modèle, et nie l’héritage. Les productions matérielles et intellectuelles de tous ordres se succèdent sans autre issue que l’obsolescence de l’une après l’autre. Ne percevant rien de ce qui a été, cette succession ne laisse aucune place à ce qui sera. Une société en perpétuel mouvement, en continuelle consommation d’instants, condamne au « temps court ». Elle demeure incapable de se fixer à un quelconque archétype. Cet exode vers l’éphémère nourrit l’angoisse, à la fois vis-à-vis de la durée et vis-à-vis de l’avenir, qui semble improbable et incertain. Il provoque des comportements « adolescentriques », campés dans l’insatisfaction des désirs, la revendication du tout, tout de suite, la protestation identitaire. Quand une société ne prend plus le temps de penser et de dialoguer, elle engendre la violence.

L’utilitarisme

Un autre fait significatif des transformations culturelles que nous pouvons observer, est la récupération de la raison par la technologie qui réduit celle-là à l’utilitarisme. Cette réduction entretient l’illusion que tout le réel et toute la vie humaine seraient susceptibles d’être numérisées, quantifiées, modélisées et donc, instrumentalisées. A défaut de repères éthiques et anthropologiques, la science livrée à elle-même est capable du pire. Paradoxalement, on constate que, plus la rationalité technique impose son primat, plus l’irrationalité prend de l’ampleur sur d’autres champs de l’existence.

« Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la réalité divine, engendrerait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées, et donc un échec de l’humanisme »
, disait Benoît XVI. Pour le christianisme, l’exigence de respecter la raison n’est pas apologétique. Elle relève d’une explicitation de la Révélation : Dieu se manifeste en Jésus-Christ, comme Logos, Parole, Sagesse, Raison… « Dans le christianisme, la rationalité est devenue religion, et non plus son adversaire » (Joseph Ratzinger). L’acte de foi n’est pas en deçà de la raison, mais il la rencontre, et la traverse pour l’accomplir. L’existence de Dieu, est ainsi devenue une vérité accessible à la raison, et comme le point culminant de son exercice.

Le retour à la raison

Dès lors, la démarche intellectuelle se trouve au cœur de la vie chrétienne. La foi rencontre la raison pour la sauver d’une double dérive : le relativisme qui congédie toute vérité, et le fondamentalisme qui revendique la violence de son imposition. Les philosophies du soupçon, la mort des grandes utopies qui ont ensanglanté le XXème siècle, le scepticisme et le fatalisme généralisés, dans un contexte de mutation économique et sociale, et de perte des repères éthiques et anthropologiques qui justifient toutes les transgressions… appellent une pastorale de l’intelligence. Alors que depuis le siècle des Lumières, on a suspecté le christianisme d’obscurantisme, l’une des contributions majeures de l’Eglise aujourd’hui sera de réhabiliter la raison, de rappeler à notre monde la quête de sagesse qui l’habite, d’exercer une « diaconie de la vérité » (Jean-Paul II), dont le pape Benoît XVI à Paris aux Bernardins, puis à Londres, et récemment en Espagne, a été l’infatigable apôtre.

Alors que nous sommes parvenus au terme d’une logique de déconstruction et d’épuisement moral, dans une sorte de contre culture post-humaniste, le christianisme apparaît comme l’une ses seules instances critiques qui croit que la raison peut redécouvrir et assumer à frais nouveaux, les fondamentaux constitutifs de notre humanité, et se réapproprier le patrimoine oublié. Cette tâche de refondation culturelle est au cœur de la nouvelle évangélisation que le Souverain Pontife appelle de ses vœux, dans la perspective du prochain synode. Elle interpelle la raison pour que, purifiée, celle-ci soit digne de l’humanité et servante de la vérité.

+ Dominique Rey
15 novembre 2010

Publié le 02.12.2010.

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