L’actualité de l’Eucharistie
Monseigneur Dominique Rey a présidé la Solennité de la Fête Dieu à l’Abbaye Saint-Maurice le 3 juin 2010. Voici l’homélie qu’il a prononcé.
L’eucharistie est au centre de notre foi chrétienne : de sa célébration et de sa mission. En même temps, à sa source et à son achèvement (son sommet). Elle est aussi le moyen surnaturel pour nous faire rentrer dans notre vocation commune : l’union à Dieu, c’est-à-dire la sainteté. «Il n’y a qu’une tristesse au monde, c’est ne pas être un saint». (L. Bloy) ; nous pourrions rajouter : de ne pouvoir vivre pleinement le mystère eucharistique.
Je voudrais simplement souligner devant vous des aspects fondamentaux de l’eucharistie en rapport à quelques enjeux de notre société, soulignant ainsi l’actualité de l’eucharistie, bien que son mystère se déploie au-delà des contingences du temps et de l’histoire.
1) Sacrement de la ferveur de la foi.
Le contexte d’indifférence, parfois d’hostilité dans l’Eglise se trouve placée, réclame le passage d’une attitude croyante reçue par tradition et par héritage, à une implication personnelle, à une « personnalisation de la foi » (J Ratzinger). Il faut aujourd’hui faire le choix de Dieu. La foi devient une prise de position personnelle, souvent à contre courant, quelquefois en dissidence avec le conformisme ambiant et le prêt-à-penser relativiste et hédoniste.
Cette radicalité naît d’une relation personnelle avec Dieu. « A l’origine du fait chrétien, il n’y a pas une idée ou une décision éthique, mais une rencontre personnelle avec Jésus-Christ » (Deus Caritas est)
L’eucharistie a toujours été dans l’histoire de l’Eglise, le sacrement de la ferveur spirituelle et de l’ardeur missionnaire. Les grands témoins de la foi (Curé d’Ars, Mère Teresa) ont été des âmes profondément eucharistiques qui puisaient dans le don de Jésus qu’actualise le Saint Sacrement, la force de se donner à leurs frères sans compter et sans restriction.
L’eucharistie est l’amour rédempteur de Jésus qui appelle en retour de notre part, une réponse généreuse. Amour pour amour
2) Sacrement de la sanctification du temps
Notre époque entretient un rapport compliqué avec le temps. D’un côté, nous sommes fascinés par le passé : le culte des musées, des reliques, des arbres généalogiques, des lieux de mémoire, comme si hier était mieux qu’aujourd’hui. De l’autre côté, nous sommes déportés sans cesse vers l’avenir : face à la dureté de la vie, les prouesses technologiques nous font rêver d’un avenir meilleur. On se projette toujours en avant de soi. A la liste de prévisions en tout genre, (économiques, sociales, culturelles, climatiques, environnementales…) on rajoute les prédictions de tel ou tel gourou sur l’avenir du monde. C’est la fuite en avant.
Le temps est de plus en plus compressé et compacté : on vit dans l’agitation qu’imposent nos agendas surchargés. On est soumis à un zapping perpétuel d’une activité à l’autre, subissant l’hégémonie de l’instant. L’eucharistie nous propose une autre écologie du temps : une manière d’habiter l’instant présent. « Il est là », disait le curé d’Ars en brandissant l’hostie consacrée.
Le passé n’est pas remisé dans la mélancolie, la nostalgie. Il est rendu présent. L’eucharistie est un mémorial. Mais également le monde nouveau inauguré par le Christ est anticipé à chaque messe.
L’eucharistie, c’est encore l’aujourd’hui de Dieu. Elle est un point fixe dans un monde fluide, mobile, évanescent, précaire. Un point de fidélité. Un axe pour notre vie, au cœur de notre journée, de notre semaine. Le jour du Seigneur, c’est aussi le Seigneur des jours. L’Eternel pénètre en notre histoire personnelle pour la sanctifier. «Qui mange ma chair et boit ma sang, aura la Vie éternelle». L’eucharistie vérifie le nom propre du Christ, « l’Emmanuel », Dieu avec nous, Dieu en nous. «Il est là».
3) L’eucharistie christianise notre intériorité.
Je viens du pays de la lavande et du mistral, mais aussi de la faconde. J’avais accueilli un jour un prêtre venu du Nord (c’est-à-dire pour un Provençal, d’au dessus d’Avignon !). Un peu froid de tempérament. Ses paroissiens disaient de lui : « Mgr, vous nous avez mis un glaçon dans notre pastis… », et d’ajouter « d’ailleurs, il ne parle que pour dire quelque chose ! »
Le drame de notre temps, c’est de parler pour ne rien dire. Pour colmater nos vides intérieurs, nous vivons dans le bruit, le divertissement, le bavardage. La radio, la TV, internet, les walkman ou MP3, le portable qui permet d’être joint à tout moment et tout de suite… autant d’artifices technologiques de la communication qui se veut de plus en plus interactive, immédiate, permanente, (souvent virtuelle). Mais hélas, la communication tous azimuts ne signifie pas la communion réelle entre les personnes, qui, elle, se fait à hauteur de visage, en face à face. La multiplication des articles médiatiques trahit souvent une grande disette relationnelle, tant de solitudes et de mal être.
L’eucharistie, elle, ne fait pas de bruit. Elle jaillit d’un récit repris à chaque messe (toujours le même, car on a toujours besoin de le répéter, tant le mystère qu’il porte est inépuisable), mais qui conduit au silence de l’adoration.
Au silence du Christ qui s’éteint au Golgotha, dans l’offrande de soi, correspond le silence de l’âme qui l’accueille à chaque messe. Ce silence n’est pas le mutisme. Car le mutisme est une abstinence de mots, alors que le silence est une plénitude de présence. Il n’est pas un vide, mais une surabondance d’amour que tout discours humain ne pourrait qu’altérer. Toute parole de plus serait de trop.
Dans l’eucharistie, le Christ rejoint notre intériorité. Nous n’avons plus à vivre à l’extérieur de nous-mêmes ou à importer des spiritualités affectivo-introspectives, pour stimuler notre recueillement. Le corps sacramentel du Christ «consommé», hébergé en nous, prolonge en notre chair le mystère de son Incarnation.
4) L’eucharistie, sacrement du corps.
Dans notre société occidentale, le corps est devenu un objet. Il occupe une place centrale : objet de séduction et de convoitise, de promotion et de publicité que l’on placarde sur les magazines, les affiches, les images informatiques, objet de consommation : tant d’industries vivent de ce qui le concerne (vêtements, sport, nourriture, soins, diététique, hygiène…) Objet de manipulation (boîte à outils pour des transplantations, manipulations génétiques).
D’un côté, le corps est adulé, et on l’exhibe. De l’autre, il est refoulé quand il ne correspond plus aux canons esthétiques de la beauté. Tant de nos contemporains voudraient un corps éternellement jeune, un corps préservé et qui n’a pas servi. Bref, un corps sans histoire.
La célébration eucharistique mobilise tout notre corps et tous nos sens :
– La vue : c’est un spectacle où chacun est acteur,
– L’ouïe, pour l’écoute de la Parole de Dieu,
– L’odorat, pour humer l’encens qui s’élève vers le Ciel, comme notre prière,
– Le toucher et le goût, en recevant le pain de Vie.
Nous voici, debout dans la posture de la résurrection. Ensuite, nous nous trouvons assis dans l’écoute attentive des Ecritures. A genoux, pour exprimer notre vénération ou notre adoration.
Toute cette gestuelle ritualisée est rapportée à une seule attitude, que rappelle la lettre aux Romains : « Offrez vos corps en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu » (Rm 12, 1) et dans 1 Cor 19, 20 « Votre corps est le temple de l’Esprit-Saint. Rendez gloire à Dieu dans votre corps ».
L’eucharistie est un corps à corps. Tout ce que notre corps peut vivre, qu’il soit en pleine santé ou au contraire, usé, marqué par l’âge ou la maladie, le Christ en a besoin pour qu’advienne en notre chair, son corps ressuscité. Un corps qui est passé par la souffrance et par la mort, et qui en est ressorti vivant à jamais.
Chaque eucharistie atteste de la résurrection de notre chair, et donne ainsi un prix infini à ce que notre corps éprouve et endure.
Aux premiers temps de l’Eglise, on appelait le christianisme « la religion des corps ». Un corps eucharistique par lequel s’édifie et se nourrit le corps ecclésial. Du plus intime au plus universel. Du plus personnel, au plus social.
5) L’eucharistie : sortie de crise
Un mot fait recette aujourd’hui : le mot « crise ». Société en crise, crise des marchés, crise financière, crise des matières premières, crises de la jeunesse, crise de la famille, crise de la quarantaine. Le mot crise évoque un moment charnière, un cap à franchir, une situation de rupture, la fin d’un système.
Les crises font partie de la vie. Celle-ci passe par des mutations, des changements de taille physiologique, d’organisation psychologique. La crise « biologique » fait que la chenille devient papillon. La crise de croissance fait passer l’enfant à l’âge adulte.
Pour conjurer nos peurs, on rêve d’un monde sans crise, sans drame, sans heurt, sans catastrophe. Un monde lisse mais qui est un monde sans relief, sans aspérités.
Un certain nombre de disciples ont suivi Jésus parce qu’ils vivaient une situation de crise, dans une société juive, elle-même en crise politique et religieuse. Beaucoup de personnes rencontrées par Jésus traversaient une crise existentielle. Une foule de malades, d’handicapés, de pauvres, de possédés suivaient continuellement Jésus. Elle attendait de lui qu’il les prémunisse du naufrage, qu’il soit une planche de salut, qu’il soit la résolution de leur crise. Beaucoup ne voyaient en Jésus qu’un guérisseur, qu’un thaumaturge. Ses disciples, et même ses apôtres, se sont écartés de lui quand il leur a évoqué la proximité et la nécessité de sa Passion (alors qu’ils avaient tout misé sur lui)
Loin de résoudre leur crise, Jésus conduisit les siens, jusqu’à un drame intérieur ; jusqu’à ce qu’ils entrent dans une nouvelle profondeur, une maturité dans leur relation avec lui, dans leur foi ; jusqu’à une prise de conscience de ce qui, dans son message, leur était indispensable pour vivre ; jusqu’à un choix : soit la trahison, comme Judas qui désespère du Christ, soit l’absolue confiance. «Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la Vie éternelle »
Frères et sœurs, seul est capable de parler de la souffrance et de la mort, Celui qui en est revenu. En chaque eucharistie, le Christ, qui traverse la mort, rejoint nos propres crises intérieures et nos vendredis saints pour y apporter l’espérance pascale, pour nous inviter à notre tour, à mettre en Lui notre confiance.
L’eucharistie est célébration du mystère de la foi, mais aussi du mystère de l’espérance. Le Seigneur s’empare du pain et du vin pour les faire sortir, pour ainsi dire, de leur être propre et les placer dans un nouvel ordre (tout en restant inchangés sur le plan de leurs caractéristiques physiques). Et nous sommes pris, nous aussi dans ce mouvement de conversion.
Si le Seigneur peut transformer le pain et le vin en son Corps et en son Sang, Il peut aussi transformer notre vie. Il nous fait faire notre Pâque, notre passage.
Face à tout fatalisme, à toute résignation, à tout retour sur soi, l’eucharistie proclame que nous pouvons changer, que rien n’est inéluctable, irrémédiable. Que même si nos handicaps, nos difficultés resteront les mêmes, notre manière de les vivre, de les habiter, de les assumer pourra être, en Lui, totalement différente.
L’eucharistie est « une force transformante » (Jean-Paul II, dans “l’Eglise vit de l’Eucharistie“). Elle offre le gage et le principe de la transfiguration de notre monde. C’est parce que l’homme est l’espérance de Dieu, qu’il veut demeurer en lui pour changer son cœur.
C’est bien en ce jour à cette espérance que nous sommes rendus, afin que le monde croie en Celui qui s’est livré à lui pour son salut.
Publié le 15.06.2010.
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