La liberté d’expression a-t-elle des limites ?
Film L’Innocence des musulmans, caricatures de Charlie-Hebdo… Actualité brûlante ou récente, la diffusion d’images provocatrices de Mahomet a provoqué indignation, colère et même violence dans le monde musulman. Certains en appellent à l’interdiction du blasphème, d’autres défendent avant tout la liberté d’expression, tandis que la plupart sont mal à l’aise avec ces questions.
Entretien avec Falk van Gaver, Délégué de l’Observatoire sociopolitique du diocèse de Fréjus-Toulon
Film L’Innocence des musulmans, caricatures de Charlie-Hebdo… Actualité brûlante ou récente, la diffusion d’images provocatrices de Mahomet a provoqué indignation, colère et même violence dans le monde musulman. Certains en appellent à l’interdiction du blasphème, d’autres défendent avant tout la liberté d’expression, tandis que la plupart sont mal à l’aise avec ces questions.
Les catholiques notamment, qui sont souvent touchés par des œuvres ressenties comme insultantes ou blasphématoires (que l’on pense à une œuvre comme le Piss Christ, une pièce de théâtre comme Golgotha Picnic ou aux nombreuses caricatures d’hommes d’Eglise parues dans Charlie Hebdo), connaissent un double désarroi : comme croyants, ils se sentent solidaires des musulmans insultés dans leur religion ; mais comme chrétiens, ils se désolidarisent des réactions violentes de certains musulmans.
Alors, au nom de la liberté d’expression, peut-on dire n’importe quoi ? Y a-t-il du droit au blasphème, ou au contraire faut-il l’interdire ?
– Ce n’est pas la première fois que ce genre d’affaire soulève le monde musulman, on se souvient de la fameuse affaire des caricatures de Mahomet parues au Danemark en 2005 qui avaient entraîné une vague de protestations et même de violence dans le monde… Alors, pourquoi en arrive-t-on là ? Et d’abord, pourquoi cette réactivité parfois exacerbée du monde musulman ?
D’abord, il faut en revenir au contexte de l’islam : le statut particulier de l’image – interdite – de Dieu, des prophètes, des personnages saints dans l’islam, monothéisme radical – même s’il y a des exceptions – exemple le Coran en bandes dessinées. Donc dessiner Mahomet, le sceau des prophètes, est déjà tabou – alors faire des caricatures insultantes !… Puis, plus largement, au sein du monde musulman, la montée au 20e siècle de certains courants religieux – wahhabisme, salafisme… – qui se réclament d’un retour à l’islam des origines, à un islam pur et dur, montée en puissance qui s’est traduite par leur récente accession au pouvoir dans les pays touchés par le « printemps arabe » – qui est plutôt une « printemps islamique »… C’est un islam plutôt rigoriste, fondamentaliste en ce sens qu’il veut en revenir aux fondements ou aux fondamentaux de l’islam, et qui d’ailleurs se tourne avant tout contre des interprétations traditionnelles de l’islam – populaires, soufies…- jugées laxistes et corrompues. On le voit avec la destruction de lieux saints musulmans par des islamistes en Libye ou au Mali. Sans réduire l’islam à ces seuls courants, il serait vain d’en nier l’existence ni la montée en puissance…
– Vous parlez de l’islam, de la réaction des musulmans, c’est un élément, mais les médias ne sont-ils pas avant tout en cause ?
Oui, bien sûr ! Et puis dans ces affaires-là, ce sont toujours les plus bruyants ou les plus violents qui se font entendre, alors qu’il y a eu nombre de réactions tout à fait modérées, mesurées, notamment des autorités musulmanes françaises. Le deuxième élément, évidemment, c’est l’emballement médiatique, qui aboutit comme on l’a vu à une invraisemblable crise politique et diplomatique. Pourquoi une médiocre bande-annonce d’un film qui n’existe même pas, produit par un inconnu sous pseudonyme, ou des caricatures potaches à l’humour ras-de-ceinture parues dans un hebdomadaire satirique, produisent, plus qu’un ras-le-bol, un tel raz-de-marée ? Aujourd’hui, tout est balancé tel quel sur internet et tout le monde peut peu ou prou y accéder, alors imaginez le décalage culturel entre un musulman lambda d’Egypte ou du Pakistan et un lecteur lambda de Charlie Hebdo… Nous ne sommes pas du tout dans le même univers culturel ni religieux, ni dans le même type de propos, degré de sérieux ! Et les musulmans peuvent à bon droit être choqués par des images caricaturales de leur religion…
– Certains veulent interdire le blasphème, d’autres défendre la liberté d’expression : que faut-il entendre par là ? Ces deux visions sont-elles conciliables ?
Nous avons là un exemple d’aporie, entre une vision religieuse du monde, celle de l’islam, et une vision laïque ou séculière du monde, grosso modo celle de l’Occident : le blasphème ressort de la loi religieuse, la liberté d’expression de la loi civile… Comment concilier, ou réconcilier, les deux ? Faire passer dans la loi civile une interdiction du blasphème ?… Tout d’abord, il faut remarquer que la liberté d’expression n’est pas totale, même en France, l’appel au meurtre est interdit, de même que le racisme, l’antisémitisme ou la promotion de la pédophilie, par exemple : heureusement, il n’y a pas de liberté d’expression absolument totale, il y a un discernement qui doit se faire.
– Liberté d’expression ou blasphème, nous avons tenté de comprendre pourquoi le monde musulman réagit si vivement aux caricatures de sa religion, nous allons nous demander maintenant quelles peuvent être les pistes pour sortir de ce conflit non pas entre foi et raison, mais apparemment entre liberté d’expression et religion… Comment nous positionner vis-à-vis de ces évènements ? et tout d’abord, vis-à-vis des musulmans blessés par ces caricatures ?
Tout d’abord, en tant que catholiques, nous sommes souvent touchés par des affaire du même ordre. Nous ressentons les mêmes offenses à l’égard de notre foi, lorsque des figures centrales comme le Christ, ou le Pape, sont caricaturées, nous pouvons donc légitimement exprimer notre solidarité et notre compréhension avec d’autres croyants, et des fidèles d’autres religions, lorsqu’ils subissent des choses similaires. Cela dit, nous devons absolument nous désolidariser des réactions de violence extrême d’où qu’elles viennent. Nous condamnons toute violence, et il y a certainement démesure et instrumentalisation dans certaines réactions. Avant tout, nous devonsmontrer l’exemple par notre réaction lorsque notre foi est attaquée, une réaction de fermeté, de force, mais qui exclut la violence : prudence, tempérance…
– Que penser alors de la liberté d’expression ? A-t-on le droit de tout dire, tout mettre en scène, tout dessiner, tout caricaturer ?
C’est encore une fois une question de registre. Il y a un net décalage entre les caricatures et les violences qu’elles déchaînent, comme il y a un net décalage entre les excuses publiques envers les musulmans et le silence radio voire le soutien immédiat à la liberté totale d’expression lorsque ce sont les catholiques qui se sentent insultés… La violence est aussi utilisée par certains comme une voie d’intimidation pour empêcher toute critique – on se souvient des conséquences de la « controverse de Ratisbonne » en 2006, lorsqu’un discours du pape Benoît XVI sorti de son contexte universitaire et lancé par les médias sur la place publique avait entraîné un déferlement de violence et de haine, avec comme ces dernières semaines des personnes qui l’ont payé de leur vie – ce sont d’ailleurs généralement les minorités chrétiennes des pays musulmans qui subissent le contrecoup de ces affaires médiatiques. Nous devons refuser la violence. La nôtre, celle des autres. Promouvoir le dialogue en raison et en vérité. Même si parfois nous sommes blessés par des propos ou des images insultantes, blasphématoires, vis-à-vis de notre foi, – et la liberté d’expression et de manifestation nous permet d’ailleurs de dire notre indignation et notre protestation – nous n’avons pas peur de la liberté d’expression. Elle est une chance, une chance pour le dialogue, une chance pour la raison, une chance pour l’évangélisation… La plupart des pays où les réactions sont les plus violentes ne connaissent qu’une liberté d’expression limitée, sans parler de la liberté de religion, de conversion, etc.
– On voit les conséquences désastreuses, notamment pour les relations entre chrétiens et musulmans, de ces affaires… Comment calmer le jeu ?
A tort ou à raison, en partie à tort et en partie à raison, d’ailleurs, une grande partie des musulmans identifient d’un bloc Occident et christianisme, sans forcément faire les distinctions entre pays européens, Etats-Unis, Eglises, etc. Il y a là une grande ignorance, très commune finalement, de même que la plupart des Occidentaux sont dans une grande ignorance de la diversité du monde musulman, qu’ils voient d’un seul bloc. C’est bien sûr la connaissance mutuelle qui lèvera les incompréhensions. Il faut avant tout dire et montrer que les chrétiens ne pratiquent pas l’insulte, le blasphème, qui sont contraires à leur foi, et que les chrétiens ne sont en rien responsables de cela… Les médias jouent sur l’immédiat, l’émotionnel, et la globalisation médiatique peut avoir, comme un ouragan qui emporte les esprits, des effets désastreux. Des chrétiens d’Orient ou d’Asie ont payé de leur vie les caricatures de Charlie Hebdo. Il faut appeler à la paix, au recul, à la réflexion, etc., mais aussi promouvoir et pratiquer une liberté responsable, en matière de liberté d’expression comme pour tout le reste, d’ailleurs. Le philosophe Emmanuel Lévinas disait : « Chaque homme est responsable pour le monde entier. »
Propos recueillis par Yann de Rauglaudre
Publié le 01.10.2012.
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